Michelin se toque d’Internet

par Christophe Alix
publié le 11 avril 2012 à 11h15

Longtemps, le plus que centenaire guide Michelin a été l’unique maître à bord, l’autorité suprême dont les notations fixaient chaque année les tables de la loi culinaire. Lui seul classait les restaurants en leur décernant ses sempiternelles étoiles. C’était au siècle dernier, au temps où sa bible rouge de papier se vendait à 500 000 exemplaires, avant la généralisation d’Internet, le déclin de l’imprimé et le déferlement d’une vague «participative» transformant chaque internaute en un critique gastronomique en puissance.

Avec quelques trains de retard, voilà que cette vieille dame aux activités papier déclinantes (-22% pour le guide en 2011) se met enfin à la page... web. Début mars, et après deux années d'une difficile gestation, Michelin Travel Partner, qui regroupe les services numériques et l'ancienne division «cartes et guides», a lancé Michelin Restaurants , un nouveau guide en ligne dont il ambitionne de faire le leader du marché.

Pour la toute première fois, le guide rouge est décliné gratuitement en ligne et innove avec deux changements majeurs. Les 4300 restaurants sélectionnés sont ouverts aux commentaires et avis des internautes qui sont encouragés à noter les adresses. Et les restaurateurs peuvent désormais faire leur entrée dans le Michelin moyennant finance. Pour la somme assez exorbitante de 69 euros par mois -- c’est gratuit jusqu’à l’été afin de lancer le service --, ils disposent d’une sorte de minisite où présenter leurs tables avec photos, carte détaillée téléchargeable, etc. Mais attention, le guide ne s’engage pas sur la qualité de ces «hors sélection» présents dans sa base. Une première étape en attendant la future mégacentrale de réservation en ligne que Michelin ambitionne de lancer.

Cette ouverture à la critique des amateurs doublée d’une commercialisation publicitaire du site, sous forme d’annuaire culinaire type Pages jaunes, a fait grincer quelques dents dans un secteur réputé pour son conservatisme. Lors d’une présentation à plusieurs professionnels du nouveau concept quelques semaines avant sa sortie, ceux-ci s’inquiétaient de cette nouvelle barrière payante à l’entrée du guide en ligne.

Un restaurateur ne va-t-il pas se sentir contraint d'acheter sa présence commerciale sur le site de peur d'être éliminé d'office par les inspecteurs (salariés) du guide qui testent les adresses ? «La sélection du guide faite par nos inspecteurs et le référencement dans l'annuaire restent deux activités bien séparées , explique Alain Cuq, directeur général de Michelin Travel Partner, je peux vous garantir que cette frontière restera parfaitement étanche. Nous tenons à notre réputation.»

Autrement dit, l'entrée dans le guide rouge ne se monnaye pas. Certains concurrents vont déjà plus loin : plutôt que de facturer un simple référencement dans son moteur de recherche, La fourchette.com , qui revendique 7000 partenaires, a créé un système de réservation en ligne permettant aux restaurateurs de remplir leurs tables jusqu'au dernier moment en appâtant les internautes avec des ristournes. Un modèle low-cost en plein développement dans lequel le site est rémunéré à la commission.

Mais, chez Michelin, c'est surtout la possibilité de laisser des commentaires qui a fait débat, au point que le site a préféré retarder de quelques semaines sa sortie afin de mieux verrouiller leur modération. Lors de la présentation du système, quelques grandes toques avaient sérieusement tiqué à l'idée de se faire noter par la piétaille en ligne. «Le Michelin n'est pas le Zagat [guide en ligne racheté par Google, ndlr]. Si vous laissez les commentaires ouverts, ce sera un tollé dans la profession» , avait prévenu le chef Alain Ducasse, selon les propos rapportés par le journal l'Hôtellerie-restauration. Et Joël Robuchon de mettre les points sur les i : «S'il y a une faille, c'est fini pour vous et pour nous.»

Alors que certains proposaient un système très fermé afin de garantir que seuls les internautes ayant effectivement testé un restaurant puissent donner leur avis, Michelin a finalement opté pour l'ouverture. «Il faut obligatoirement s'inscrire sur le site et passer cinq minutes pour évaluer une table, en précisant la date de sa visite» , explique Alain Cuq, qui ajoute qu'une modération a posteriori a été mise en place afin d'éliminer les commentaires ouvertement malveillants ou à vocation publicitaire.

«Tout le monde donne aujourd'hui la parole aux internautes , poursuit-il, Michelin ne pouvait pas rester à l'écart du mouvement. De toute manière, grâce au système des moyennes, si 20 avis sont à côté de la plaque sur 200, cela ne changera rien à la bonne impression générale.» C'est le grand avantage de ces notations qui ont fait le succès du site de voyages américain Tripadvisor , entré en Bourse le mois dernier.

Fils et successeur de Michel Bras, le chef trois étoiles de Laguiole, dans l'Aveyron, Sébastien Bras juge cette évolution inéluctable. «S'ils veulent continuer à exister, cette ouverture aux internautes est indispensable , juge-t-il. De toute manière, les avis des clients et le bouche-à-oreille ont toujours été notre meilleure publicité, avant même l'arrivée de l'Internet. La critique s'ouvre à d'autres voix et se démocratise, tant mieux. Ce qui n'enlève rien au travail de sélection du Michelin.» Sur le site, le restaurant Flocons de sel, à Megève, seul nouveau trois étoiles consacré par l'édition 2012 du guide, a déjà récolté 41 avis avec une moyenne de 5/5. Qui a dit que les internautes ne faisaient pas de bons critiques ?

Paru dans Libération du 9 avril 2012

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus