Critique

«Milestones», le paradis perdu

par Philippe Azoury
publié le 15 mai 2008 à 3h28

Milestones a 33 ans. Sept de moins que la quadragénaire Quinzaine (où il fut présenté pour la première fois, en 1975), sept ans de moins que Mai 68, dont il est pourtant le représentant synthétique, le maëlstrom qui reprise un à un les idéaux de l'époque : la révolution, le retour à la terre, le chant des minoritaires, la fin d'une vie bourgeoise.

Fluidité. Cette aventure à la fois révolutionnaire et écologique autour de «l'homme, l'eau, l'air, la terre, le feu» renaîtra de ses cendres lundi. Milestones sera projeté pour la première fois en 35 mm (autrefois, il voyageait en 16 mm) dans une copie restaurée avec l'aide conjuguée de la Cinémathèque du Portugal, du Musée de Turin et de la Cinémathèque française. Le soir de sa présentation, les non-Cannois (s'il en reste) pourront le suivre sur CinéCinéma, en attendant une sortie en salles à l'automne, et un DVD-livre que la société Capricci envisage de pour 2009.

Milestones dure trois heures quinze - bonjour le fleuve. Trois heures quinze morcelées, portées par une une fluidité étrange, comme si Robert Kramer et le méconnu John Douglas (cinéaste militant, passé depuis à la vidéo de synthèse) avaient compris que pour embrasser l'Histoire, rien de mieux que de se laisser emporter par son courant.

Quand vient Milestones ? Quand le lit se retire, quand il n'y a bientôt plus rien que l'assèchement des eaux, quand il ne reste à contempler qu'un désert et ses cailloux. «Milestones», à traduire, cela donne des bornes, des jalons. On imagine des pierres laissées en chemin par toute une bande de petits poucets, tous militants de l'ultra gauche américaine. Filles et garçons, engagés aux côtés des Vietnamiens, ou en geôle aux Etats-Unis pour s'être opposés, rassemblés en communauté, tenant bergerie.

Mais quand ça commence, les babas de Milestones entament une descente amère. Ils commencent à paranoïer. Déjà, ils évoquent la période 68-70 comme un éden. Celui qui sort de prison a du mal à s'insérer, même au sein de sa famille politique. Le Vietnam vétéran est en proie à des cauchemars. Le potier aveugle fait semblant d'y croire, de ne pas sentir du bout de ses doigts les failles dans la structure. Les filles parlent d'enfants à naître, envisagent les choses sous un autre cycle, parlent avec les grands-mères, mélangent le passé et le redevenir. Elles ont plus de force, plus de foi, mais dès qu'elles sortent du territoire contigu de la communauté, elles sont agressées.

Milestones est un film grand espace qui se prendrait soudainement la nuit dans la gueule. En 1974, les membres de la famille Milestones, lessivés, flippés, payent cher une aventure en marge de la société. Leur fatigue est authentiquement physique : quand vous avez fait de la révolution non pas une suite d'incidents mais toute une vie, quand vous vous êtes attelé à repenser toutes les structures de la société bourgeoise, à commencer par la famille (dans la communauté de Milestones, les enfants échangent leurs parents contre d'autres parents), quand les cinq dernières années ont été une expérience permanente, vous commencez à faire les comptes. Une pierre, deux pierres, trois pierres. Est-ce que ça fait un collectif ? Plutôt l'addition de tout un tas d'aventures solitaires, qu'il faut assumer seul sans se priver d'en partager les doutes avec ses soeurs, avec ses frères.

Collectif. Milestones est un film dont on connaît tous la fin : l'utopie hippie a clamsé avec les années 70.Rien n'est caché de cette lente fatigue du révolutionnaire. Mais comme le film se fait de la même façon que l'aveugle (joué par John Douglas, ce qui ajoute au signifiant) fait des pots, dans le direct de la vitesse, et surtout sans vue surplombante, dans l'aveuglement de l'instant, l'amertume ne surgira que peu à peu, glissée entre les lignes de force du récit. Ce n'est pas le «ça ne va pas marcher» du cinéaste bourgeois mais un simple et direct «ça aurait dû marcher, ça aurait pu marcher» de cinéastes impliqués jusqu'au cou dans le collectif, mais qui, au moment de monter un à un les épisodes de ce feuilleton free, commencent à y voir clair : il y a une réalité derrière l'utopie, et elle ne laisse plus beaucoup de place pour exister autrement.

A la faveur d'une forme ouverte, Kramer et Douglas laissent progressivement les rêves s'immiscer parmi les mailles du récit, même si ces rêves ne sont rien d'autre que de l'inconscient à livre ouvert, assumant en silence le sale travail : inscrire l'angoisse qui lentement remonte.

Territoire. D'une certaine façon, Milestones est un film tordu, volontiers tordu, qui cherche sa forme ailleurs. Il y a peu de films qui, comme lui, n'hésitent pas à confondre le documentaire et la fiction. Milestones n'a peut-être qu'un frère de cinéma, le Renaldo et Clara, de Bob Dylan, qui lui aussi excédait les catégories comme la durée, donnait l'impression de se réinventer à chaque bobine, de n'en faire qu'à son instinct. Deux films héritiers du mouvement beat, de l'Americana.

On peut voir Milestones comme un film baba, en prise sur le retour à la terre. Quand, en fait, il est surtout hanté par une chose : le territoire américain et ses fantômes. Un film qui danse autour des cadavres des Indiens, les premiers minoritaires, un film qui croit entendre le chant des Navajos à travers sa propre plainte. Le temps d'un feu de camp comme d'une vue prenante sur un troupeau de brebis remontant la colline, Kramer et Douglas retrouve le vieux John Ford. Un John Ford à la gorge sèche, qu'ils relisent de leur dernière force critique. «Des silhouettes dans de grands espaces, voilà de quoi parle le cinéma depuis toujours. Le cinéma américain. C'est la situation. Des gens dans un espace sauvage, aride, désert. L'espace est le désert, l'écran, la pellicule. Que font les gens ici ? C'est leur vie. Ils sont ici pour construire leur vie», lit-on dans les Noms,roman de Don DeLillo écrit en 1982 et réédité ces jours-ci en «Babel», Actes Sud.

Construire sa vie : les garçons se rêvent en aventurier, les filles donnent la vie. Nul ne connaît la sortie. Chacun redoute la voix de garage. Alors, on essaye, une bobine de plus, qui vient se rattacher à l'ensemble. Milestones aurait pu durer six heures (il a d'ailleurs duré six heures, dans un premier montage). Ou durer une vie. Milestones est interminable. Il est surtout le type même d'objet avec lequel on n'en finira jamais.

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