Miss Gloss S02E06 : Sur un fond rose, en Comic gros corps, le mail dit des trucs comme «Bisous»

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par Miss Gloss (recueilli par Stéphanie Estournet)
publié le 24 juin 2011 à 17h30

Vos écrans marquent 17h55. Nico remet son tee-shirt et ses Vans , Herbert range dans sa besace le boîtier de ses Electric, Tom tapote sur son Galaxy SII en roulant un joint. Vous leur demandez où ils vont. Ils se regardent, visiblement gênés. «C'était dans le mail» , commence Herbert, planqué derrière ses lunettes. Tom vous tend le Galaxy. Sur un fond rose, en Comic gros corps, le mail dit des trucs comme «c'est une surprise» , «soyez partis à 18 heures» et -- plus inquiétant -- «Bisous» .

Planqué derrière votre 27 pouces, tout est normal. Un peu vide, oui, vous préférez quand vos gars sont là. Vous allez rouvrir la porte de votre open-space. Les couloirs sont déserts: l'ascenseur s'est tu, son oeil unique bloque sur un étrange W, les machines à café ont été débranchées. Au-dessus de votre tête, un néon clignote. Vous frissonnez -- ce qui vous fait sourire, vous demandant si, réellement, vous pouvez avoir peur du vide et d'une panne électrique. Planqué derrière votre 27 pouces, vous songez à vous rendre au bureau de Stan, à monter à la DRH. À les appeler. Vous vous souvenez du mot «surprise» sur le mail de Stan. Vous n'allez pas faire l'enfant et tout foutre en l'air.

Vous réfléchissez: ce n'est pas votre anniversaire, pas même celui de votre embauche -- dans un cas comme dans l'autre, une de vos alarmes vous aurait prévenu. Quel genre de promotion pouvez-vous espérer? Ou, plus simplement, quel contrat mirifique pourrait-on vous confier? Un coup d'oeil dans la cour: un type balaie, en sifflotant, son téléphone diffusant un morceau de trip hop. Vous vous souvenez de votre premier walkman et son casque à mousse orange. De la Main jaune, la première fille que vous avez embrassée dans les toilettes en mauvais équilibre sur vos rollers bleu 37°2.

Quelqu'un a changé votre économiseur d'écran. Des vues aériennes de la tour Eiffel défilent. Votre esprit vagabonde sur cette forme ithyphallique, et vous cherchez le souvenir de la dernière érection de fer que vous avez partagée. Vous cherchez encore. Votre processeur plante. La tour Eiffel n'est plus.

Vous vous décidez à appeler Stan. Dans une méfiance paranoïaque , vous vous refusez à utiliser les lignes internes. Des SMS sur votre iPhone, 10, 17, 25. Votre mère se dit fière, fière mais inquiète pour vous. Vraiment inquiète. Sur votre iPad, la partie de Need for Speed que vous avez commencée hier. Vous réfléchissez: hier, c'est déjà si loin.

Et soudain, les écrans, tous les écrans de la pièce se mettent en marche. Les iMac de votre team, les lap-tops, un iPad qui traîne au pied du bureau d'Herbert. Et même: l'écran plasma suspendu dans le coin salon. Et même: le voyant de contrôle de votre téléphone fixe. Qui dit, comme l'ascenseur, en gros pixels: W.

Vous ne l'avez pas reconnu tout de suite, mais le morceau que ces machines émettent, c'est Glory Box , de Portishead. Les écrans diffusent un même gros plans sur un crâne, cheveux blonds parfaitement partagés. Puis: une épaule nue. Une main aux ongles rouges, sophistiquée. Une robe noire, dos nu. Elle marche. Vous regarde. Visage sévère. Le montage est rapide. Chaque écran est comme un miroir de cette femme sublime, insaisissable.

Et soudain, silence. Image fixe. Chacun des écrans montre un plan américain de cette femme, le regard accroché au vôtre. Vous allez d'un écran à l'autre. Vous voulez comprendre. La comprendre. Sur le plasma, ses yeux noirs comme le fond d'un puits, ont la taille des paumes de vos mains. Elle redresse la tête. Vous retenez votre souffle. Elle lève les avant-bras, coudes écartés, doigts raides vers le ciel. Il vous faut un instant pour comprendre. Dans un murmure, elle dit : «Je suis Willie. J'aurai ta peau.»

Et tous les écrans s’éteignent.

Vous saisissez enfin votre iPhone , coupez le bamboo sound de réveil. Vous êtes en nage, et il vous faut quelques minutes pour comprendre que vous êtes dans votre lit, que ce truc qui vous cisaille la joue, c'est l'arête de votre MacBook. Vous vous redressez. Check de contrôle de vos mails, Twitter, FB. En filigrane, dans chacune de vos pensées, la blonde est là, avec ses bras en W, son regard entre menace et promesse. Votre téléphone bipe. Rappel : réunion, 10h, Willie Bancroft. Vous devriez vous activer. Une nouvelle patronne, même de créas, ça n'attend pas.

Retrouvez aussi Miss Gloss sur son blog , et vous pouvez aussi suivre le travail de Yann Valeani , le dessinateur.

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