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Miss Gloss S03E08: Hellboy sortant des enfers l’iPad à la main

Toutes les semaines, retrouvez sur Ecrans.fr les maraboudficelles de Miss Gloss.
par Miss Gloss (recueilli par Stéphanie Estournet)
publié le 10 mai 2012 à 13h09

Il est neuf heures tapant quand vous arrivez avec Fred au Sweet Dreams. Eric lève à peine les yeux de son iPad pour vous saluer. Il est réjouit, il a eu plein d'idées cette nuit, il va vous épater – vous verrez. Ses pouces et index bougent en cadence avec ses yeux. C'est Fred qui a voulu ce rendez-vous quelques heures avant le meeting. Les actionnaires de VFBdC réclament des comptes. Ils veulent des preuves que tout a été engagé pour retaper l'e-image de VFBdC, traînée dans la boue par @c_con_la_com «depuis trop longtemps» . Si le plan e-com d'Eric est un succès, ce sera d'abord le vôtre – et celui de la boîte. Si c'est un échec…

À l'étage de la DRH, il y avait Willie Bee, il y avait Monsieur Erache, Madame Erache, tout plein de petits assistants eraches «qui parlaient quand je suis arrivé» , raconte votre padawan Teddy. «J'ai entendu ton nom, celui de Fred aussi. Y a un problème ?» Comme vous l'aviez promis à votre mère, lors du traditionnel dej hebdo, mercredi, alors que vous lui exposiez les enjeux qui seraient les vôtres, cette journée serait «malgré tout» une journée comme les autres. Ca partait mal mais c'était encore jouable. Vous regrettez de n'être pas Don Draper et de ne pas avoir un lot de chemises propres et repassées dans votre tiroir. Vous en auriez changé trois fois déjà.

Teddy vous propose d'aller déjeuner. Vous le laissez partir : pas faim. Comme un fait exprès, @_c_con_la_com est en très grande forme aujourd'hui. Vous checkez la timeline. Tirez, relâchez, actualisez les tweets. «À force d'être outsider @VFBdC va surtout être out» ; «Gros salaires, petits joueurs @VFBdC» . Éric est en très grande forme, lui aussi. Son Pinterest déborde de petites phrases sur les clés de la réussite et la capacité à atteindre la zénitude. Vous doutez – de lui, de tout. Vous enfouissez votre iPad dans un tiroir, vous coupez votre téléphone : dehors il fait jour, et à part faire la queue pour un sandwich, il n'y a pas réellement d'enjeu.

Sur la pelouse du parc, les jambes des filles dansent sur leurs discussions , on mange des salades, on ouvre des canettes. À votre gauche, elle est seule. Elle a vu que vous l'aviez vue quand son téléphone a sonné et qu'elle a rejeté l'appel. Elle a eu un regard coupable et espiègle en même temps. Vous lui avez souri, elle a eu l'air surprise, puis amusée. Elle a détourné la tête.

L'engueulade vient de la gauche, vers le bac à sable. Un type souffle dans un sifflet, il crie : «Messieurs dames, pelouse non autorisée, circulez.» On se lève, on râle, on regagne le bitume en maugréant. Trois filles font mine de ne pas entendre. Un couple, aussi. Et un mec bodybuildé et torse nu. Votre regard croise celui de la fille. Il est clair, on dirait une promesse, mais il faut se méfier des messages qu'on remplit soi-même – vous le savez. Vous vous levez d'un même geste, comme si le marionnettiste là-haut avait actionné vos cordelettes en même temps. Elle vous sourit.

Autour de la table, face à la direction au grand complet, les cinq administrateurs. Costumes stricts, visages fermés. Vous mettez un instant avant de comprendre l'étrangeté de la scène: ils ont devant eux des blocs papier – aucune machine. Éric parle de buzz, d'impact image, d'e-identity. Il projette des graphiques, des courbes. Raconte l'histoire de cette start up devenue leader sur son marché après que son boss a été traîné dans la boue pour ses mœurs légères sur tous les réseaux sociaux – clin d'œil à Fred, blanc comme un mort. Éric parle comme Jamal, Pujadas, votre concierge espagnole. Il est bon. Impassibles, les hommes en costume prennent des notes, cric-cric-cric, le crayon grattant le papier, dessinant une menace sans forme.

C'est l'iPad de Willie Bee qui met le feu à la mèche. Ping, un mail entrant, ping, un autre. Un des types tape soudain du poing sur la table, un coup sourd qui dit une violence contenue : «Vous voulez bien arrêter de vous amuser avec vos joujoux ?» lance-t-il entre ses dents. Il a les cheveux blancs gominés en arrière, il peut avoir plus de soixante-dix ans mais son regard dit qu'il vous enterrera tous. À commencer par cette femme aux manières impudentes. Tout semble s'arrêter. Il incarne à lui seul le bras de fer de l'administration contre la direction, de «sa» boîte.

Willie Bee relève la tête. Son visage est rouge sang. Écarlate. Ses yeux, deux points noirs qui suintent la haine. Il vous apparaît soudain que la rougeur de son visage n'a rien d'une gêne, il exprime la colère. Une rage folle, Hellboy sortant des enfers l'iPad à la main, promettant de faire payer chacun des démons – démon lui/elle-même. Éric s'est tu, la direction d'un côté, l'administration de l'autre ont suspendu leur vol dans un temps crypté. Le regard de l'administrateur dit : «Est-ce que quelqu'un à quelque chose à dire, vraiment ?» Le regard de Willie Bee dit : «Je vais tous vous buter.» Et quand soudain l'iPad émet un nouveau « ping », vous croyez voir – Morricone, Del Toro, Dominik – les armes sortir de sous la table.

La fille du parc vous a messagé. Vous la verrez demain. Ce soir, vous fêterez comme il se doit la démission de Willie Bee – votre meilleure ennemie. En exclusivité grâce à Éric, vous irez à Sao Paulo en Max Payne saison 3 toujours dépressif, toujours mordant.

Retrouvez Miss Gloss sur son blog , et le travail de Yann Valeani, le dessinateur .

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