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Libération

Lescure de rattrapage : faut-il taxer les nuages ?

par Sophian Fanen
publié le 9 novembre 2012 à 16h03
(mis à jour le 13 novembre 2012 à 14h11)

Les auditions de la mission Lescure continuent et doivent durer encore jusqu'au mois de décembre. On n'a donc pas fini de décrypter ce qui s'y dit ici, en saluant au passage la mise à disposition de toutes ces auditions pour le public, ce qui n'avait pas été le cas à l'époque des missions Zelnik et Olivennes. Bon OK, c'est sur un site dédié qui marche mal (un poil moins depuis son relifting récent), et tout n'est pas filmé faute de moyens... On se contente de peu.

retour pour commencer sur des auditions qui datent un peu mais qu'on n'a pas abordé ici encore.

Vendredi 26 octobre: les fabricants de matériel électronique attaquent (encore) la copie privée

Le Syndicat des industries de matériels audiovisuels électroniques ( Simavelec , donc) rassemble de grands constructeurs de matériel électronique grand public (Philips, Sony, NOkia, LG, Samsung...). Il est avant tout un acteur des débats sur la l' exception pour copie privée , cette taxe imposée depuis 1985 à tout support de stockage (cassette puis CD ou DVD vierge, disque dur...), qui doit être revue et modernisée en urgence.

Son principe de base est assez simple: chaque support d'enregistrement est taxé afin de permettre aux particuliers d'enregistrer comme ils le veulent -- pour un usage privé et raisonnable -- des émissions de télévision, un CD ou un DVD (en théorie, on vous passe les combats entre ayants droit, éditeurs et particuliers pour savoir qui a le droit de faire quoi). Les revenus de la copie privée sont ensuite redistribués notamment aux divers ayants droit de la musique, du cinéma, de la télévision, tandis qu'une partie finance des festivals .

Lobby des fabricants de matériel qui estiment que leurs prix sont alourdis par cette taxe, le Simavelec se bat pour réduire les barèmes de la copie privée , qui représente environ 190 millions d'euros par an selon les années.

Le syndicat a répété ses positions devant la mission Lescure. Interrogé par Ecrans.fr, son délégué général, Bernard Heger, estime qu'il y a aujourd'hui un préjudice de «60 millions d'euros sur les quelque 190 millions» prélevés chaque année, en raison de barèmes qui ne sont plus adaptés et ne représenteraient plus la réalité des pratiques d'enregistrement des Français. Celles-ci ont en effet sensiblement changé (rediffusions plus fréquentes sur des chaînes démultipliées, possibilité de voir des séquences d'émission sur YouTube ou Dailymotion, catch up TV, piratage...), et pour le Simavelec la taxe pour copie privée est aujourd'hui devenue davantage «une compensation masquée versée aux ayants droit pour le piratage des œuvres» qu'une juste rétribution pour une exploitation privée de leurs créations. Aujourd'hui, un disque dur externe d'1T intègre par exemple 20 euros de taxe pour copie privée.

Les derniers barèmes de la rémunération pour copie privée due sur «les supports de stockage externes utilisables directement avec un micro-ordinateur personnel».

«Nous ne sommes pas contre le principe de la copie privée, continue Bernard Heger, mais si c'est un outil pour aider le milieu de la culture il faut le dire. Nous demandons que des experts indépendants remettent à plat cette taxe afin de définir le préjudice qui touche les consommateurs.» Et les industriels. L'un des arguments répétés du Simavelec est la place importante du marché gris (légal mais pas souhaité) sur les supports d'enregistrement, à cause des différences de prix expliquées avant tout par le poids de la taxe pour copie privée. «Quinze à 20% des DVD-R sont achetés sur des sites étrangers qui les vendent moins chers puisqu'ils ne sont pas soumis à la copie privée, et notamment sur des sites allemands,» avance Bernard Heger.

Le Simavelec souhaite aussi la révision de la Commission pour la rémunération de la copie privée , qui décide des barèmes et des types de supports qui entrent dans le champ de la rémunération. Aujourd'hui, les ayants droit y possèdent 12 voix, les fabricants 6 et les consommateurs 6. «Sur le papier il y a un équilibre pour le Simavelec, mais dans la pratique le collège des consommateurs est trop faible, parce qu'il s'agit de bénévoles. C'est comme si vous aviez le Barça contre une équipe de deuxième division. Du coup, les ayants droit prennent toutes les décisions dans leur sens.»

Le dossier de la copie privée reviendra dans l'actualité à court terme, puisque les barèmes, annulés par le Conseil d'Etat, ont été rafistolé en urgence l'an dernier pour un an ... et devraient l'être à nouveau avant le 20 décembre, histoire de renvoyer une nouvelle fois la patate chaude à l'après-mission Lescure.

Cette dernière doit également proposer des orientations sur l'application de la copie privée au cloud computing, cet hébergement de données -- et donc d'œuvres qui relèvent potentiellement de la copie privée -- sur des serveurs distants et donc peut-être hors de France. Une situation qui pose de nouvelles questions complexes et a déclenché une nouvelle bataille de chiffonniers entre les lobbys impliqués.

Une bibliothèque numérique (allégorie). Photo Charlie Anzman CC BY.

Pour nourrir ces discussions, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), qui est chargé de conseiller le ministre de la Culture (et dont l'actuelle directrice de cabinet de François Hollande fut la présidente ), a rendu le 23 octobre un avis qui va dans le sens d'une intégration des services de cloud à la rémunération pour copie privée. Le CSPLA y estime entre autres que «certains services d'informatique dans les nuages, en particulier ceux rattachés à un service de téléchargement légal [coucou iTunes Match, ndlr], offrent aux utilisateurs des fonctionnalités de synchronisation de contenus via le nuage dont les effets sont identiques à des méthodes de synchronisation préexistantes dans un environnement matériel personnel, lesquelles ont toujours été considérées comme relevant de l'exception de copie privée.»

Par ailleurs, «dès lors qu'ils bénéficieraient du statut d'hébergeur [...], se limitant à permettre à l'utilisateur de stocker – et donc de copier – des

contenus de son choix pour les recopier à nouveau sur ses divers terminaux

personnels, les services de cloud computing pourraient être soumis à la rémunération pour copie privée» .

Dans son audition, le Simavelec a opposé ses deux principaux arguments contre l'avis du CSPLA. Pour échapper à cette taxe, les fabricants s'appuient notamment sur l' arrêt Wizzgo de 2011 , qui estime que le principe de la copie privée exige que l'auteur et l'utilisateur d'une copie soient «la même personne» . Or, selon le Simavelec, dans le cas du cloud «le bénéficiaire de la copie n'a pas réalisé lui-même la copie [qui se fait plus ou moins automatiquement, ou pas, ndlr] et l'exception de copie privée ne peut donc s'appliquer» .

Autre argument développé lors de l'audition devant la mission Lescure, iTunes Match «est un service de streaming» (un point déjà sujet à débat) et dans ce cas «la rémunération pour copie privée ne peut rémunérer des usages qui ont déjà fait l'objet d'une rémunération versée aux ayants droit.» Actuellement, les ayants droits (producteur, auteur) sont en effet rémunérés lors d'une vente sur iTunes ou une plateforme similaire; puis la chanson est mise à disposition de l'acheteur par téléchargement, mais aussi éventuellement sur son compte iMatch, qui fonctionne comme un service de streaming privé. On peut estimer que c'est peu ou prou la même chose que d'acheter un CD et de le numériser pour copie privée sur un disque dur auquel on aura accès autant de fois que l'on veut, ou comme le Simavelec considérer que l'achat sur une plateforme de téléchargement comme l'iTunes Store n'est en réalité qu'une location à vie (c'est en effet une licence et non une cession intégrale, comme l'a rappelé «l'affaire Bruce Willis» ) et ne permet donc pas la copie privée.

A la mission Lescure, puis au gouvernement de se dépatouiller dans l'année à venir de la nature nouvelle et atypique de ces services, iTunes Match mais aussi DropBox, Google Drive, Amazon Cloud Drive...

Lundi 5 novembre: les musiciens demandent une plateforme publique de téléchargement

Le Snam-CGT regroupe «35 syndicats locaux ou régionaux d'artistes musiciens, salariés permanents, des intermittents du spectacle et des enseignants, couvrant tous les domaines des musiques classiques et actuelles» . Il est venu parler «du spectacle vivant, qui reste la principale source de revenu des artistes, et dont les outils numériques permettent désormais la captation et la diffusion à grande échelle» .

Ses propositions devant la mission Lescure vont avant tout dans le sens de la «diversité musical» sur les plateformes légales. «Sur YouTube, a expliqué Marc Slyper, le secrétaire général du Snam-CGT, les vidéos musicales les plus populaires sont pour l'essentiel des clips promotionnels diffusés par l'industrie du disque. Les genres tels que le classique, le jazz, les musiques traditionnelles ou expérimentales sont très peu représentés. Et la Carte musique jeunes a principalement servi à subventionner l'achat sur iTunes de hits produits par les majors. Défendre la diversité culturelle, c'est soutenir prioritairement les expressions artistiques qui, quelles que soient leur esthétique, ne peuvent survivre face aux seules lois du marché.»

L'artiste 2.0 (allégorie). Photo Jster91 CC BY.

Le Snam-CGT a donc souhaité le développement d'une plateforme publique d'offre légale, car «l'offre légale commerciale ne reflète pas correctement la diversité des expressions musicales. Comme dans la radio au cours des années 1980, on assiste à un phénomène de concentration autour de quelques acteurs majeurs [Deezer, iTunes, ndlr] qui mettent en avant les œuvres les plus populaires. Il est illusoire de prétendre y remédier par un dispositif de quotas ou d'incitations. Mieux vaut créer une ou plusieurs plateformes publiques, équivalent numérique des médiathèques, bibliothèques

et scène nationales, qui répondront à l’appétit de découverte des internautes et favoriseront l’exposition de la diversité culturelle. C’était d’ailleurs

prévu dans la loi DADVSI mais rien n’a été fait.»

Aurélie Filippetti, l'actuelle ministre de la Culture, avait souhaité pendant la campagne électorale travailler sur la diversité éditoriale sur les plateformes d'offre légale, qui il est vrai, même si leur catalogue est aujourd'hui très riche et si elles font fréquemment des incursions en territoires indépendants, mettent surtout en avant sur leurs home les cercles pop/rock/chanson, aux dépens des autres styles musicaux. Cela dit, une large part (non chiffrée, si vous avez on est preneur ici) des accès aux plateformes comme iTunes ou Deezer ne passe pas par la home mais vient de liens directs relayés par Twitter, Facebook, des playlistes, des conseils divers d'amis ou de forums ou de la presse. Bref, toute la diversité de la foule s'exprime, et probablement bien plus aujourd'hui qu'à l'époque du simple bouche à oreille, des échanges physiques, des magazines en papier et des petits magasins de disques souvent spécialisés dans un ou deux styles musicaux.

Quant à l'idée d'une plateforme publique de téléchargement et/ou de streaming, elle avait effectivement été abordée lors des débats sur la loi Davsi. Un rapport avait été ainsi demandé en 2009 sur la «mise en place d'une plateforme publique de téléchargement permettant à tout créateur vivant, qui se trouve absent de l'offre commerciale en ligne, de mettre ses œuvres ou ses interprétations à la disposition du public et d'en obtenir une juste rémunération» , mais il n'a jamais été rendu. Interrogé ensuite au Sénat , le ministère de la Culture de l'époque avait botté en touche en avançant la nécessité, avant toute chose, de développer la riposte graduée et de laisser l'offre légale faire ses preuves. C'est-à-dire de laisser grossir des plateformes comme Deezer et Spotify, dont les barèmes de paiement aux artistes ont été largement dictés par les gros acteurs du disque et restent aujourd'hui encore déséquilibrés et inégalitaires vis-à-vis des plus petits.

Rappelons également que l'idée d'une plateforme publique avait été reprise pendant la campagne présidentielle par le Front de gauche .

Le Snam-CGT est enfin revenu sur le projet avorté de Centre national de la musique (CNM), une structure pensée sous la présidence Sarkozy puis suspendue au début de la présidence socialiste. Dans sa dernière forme, le CNM proposait de récupérer une partie de la taxe sur les services de télévision (la TST, qui porte sur la diffusion de la télévision par les fournisseurs d'accès à Internet) actuellement versée en majeure partie au Centre national du cinéma (CNC), afin de créer un système de soutien à la création et à la diffusion de la musique. L'Etat aurait dû apporter quelque 50 millions d'euros par an à ce CNM, ce qui a semblé impossible à l'actuelle ministre de la Culture, qui a donc suspendu le projet et l'a renvoyé comme tout le reste à la mission Lescure. C'est bien pratique.

Devant cette mission, le Snam-CGT a souhaité «la création d'un fonds de soutien à la filière musicale abondé par les FAI et les moteurs de recherche, qui bénéficient des retombées économiques générées par la création et sa production puisqu'ils donnent accès aux contenus culturels, et qui sont des complices indirects du téléchargement illégal. [...] Plutôt que de créer un nouvel établissement public, on pourrait confier la gestion de ce fonds au Centre national des variétés et du jazz» , le CNV. Cette dernière idée est celle qui tient la corde depuis la mort cérébrale du projet du CNM, tandis que l'idée d'un «guichet musique» au sein du CNC a fait long feu.

Et MySkreen veut faciliter l'accès à la VOD

Lancé en 2009 par l'ancien directeur des nouveaux médias du Figaro, Fréderic Sitterlé, MySkreen a pour actionnaires principaux le groupe Figaro, le fonds d'investissement Habert Dassault Finance et l'Institut national de l'audiovisuel (INA). Il tente de centraliser dans un portail l'offre de VOD en France, comme le fait Findanyfilm en Grande-Bretagne, en permettant un accès direct depuis ses pages (et après pas mal de publicités) aux diverses plateformes de VOD, sVOD (sur abonnement) ou catch-up TV disponibles dans le pays.

Fréderic Sitterlé a donc parlé de l'offre de VOD devant la mission Lescure, et de ses blocages en partie résumés dans une de nos récentes enquêtes . Tout d'abord, a-t-il avancé, «les internautes ne sont pas des pirates. Ils souhaitent simplement voir des films ou des séries, mais l'offre est malheureusement plus riche et plus facilement accessible sur des plateformes pirates, avec du streaming en un clic, que sur la plupart des sites légaux. Ceci principalement à cause des blocages créés par l'utilisation de DRM et des problèmes de compatibilité des navigateurs sur Mac et/ou PC, etc. [...] Le prix n'est pas un critère discriminant dans ce domaine, d'ailleurs certains sites pirates sont payants.» MegaUpload avait déjà apporté la preuve de cette situation. Le fameux consentement à payer existe donc, mais se heurte à la faiblesse de l'offre selon MySkreen.

Sur MySkreen cette semaine.

Il faut donc

«rendre l'offre légale facilement accessible en l'organisant à travers un guide clair»

,

«faciliter l'accès aux contenus, que la technologie ne soit plus un sujet»

,

«faciliter le paiement grâce à un système de paiement en un clic sur le principe du système d'iTunes, mais via un système de paiement opéré par une plateforme française»

. On tombe ici sur la question de la fiscalité des grands acteurs du web actuel, centrale dans les réformes à venir puisqu'elle nourrit aussi les questions de financement de secteurs en mutation et/ou en difficultés (coucou la presse, coucou la musique). Outre les sous

selon le

Canard enchaîné

(mais pas selon la firme de Mountain View), Apple est également dans la ligne de mire après

sur le montant des impôts payés en France grâce à des

arnaques

astuces d'optimisation fiscale.

MySkreen, qui référence de l'offre légale uniquement, a également ramené sur le tapis la question du déréférencement sur les moteurs de recherche, et donc principalement sur Google, des liens renvoyant vers du contenu considéré comme illégal. «Se battre contre Google serait se tromper d'ennemi, a expliqué Fréderic Sitterlé. Nous recommandons d'aller se battre sur leur terrain, de mieux référencer les offres légales. Ceci notamment en laissant un libre accès aux données permettant de référencer les films, comme les bandes-annonces, les synopsis, les informations de casting, etc.» L'exclusivité sur certaines de ces données est aujourd'hui négociée entre les studio et quelques sites comme Allociné, ce qui gène le business de MySkreen autant que le développement d'une offre légale sérieusement documentée.

Vendredi 9 novembre: la mission Lescure rencontre des étudiants rennais

Pour son premier déplacement par delà le périphérique parisien, la mission Lescure était en Bretagne aujourd'hui pour rencontrer les étudiants de Rennes 1 . Elle ira ensuite à Marseille et Bordeaux, avec pour objectif de discuter et de débattre des pratiques actuelles des internautes en matière culturelle.

Le débat est malheureusement resté très limité. Après un état des lieux des pratiques par les toujours très intéressants chercheurs du groupe Marsouin de Telecom Bretagne (on détaillait leur récente étude sur l'effet Hadopi cet été), la rencontre a viré la confrontation courtoise entre ceux qui veulent réguler (la mission Lescure) et ceux qui veulent utiliser avant tout (les étudiants présents). Extraits via Twitter.

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