Menu
Libération

Mission Lescure de rattrapage: moderniser le droit d'auteur et taxer Internet

par Sophian Fanen
publié le 29 octobre 2012 à 19h15
(mis à jour le 29 octobre 2012 à 19h20)

La mission Lescure continue ses auditions à un rythme soutenu. Elles sont toujours audibles et/ou visibles sur le site de l'Acte II de l'exception culturelle , d'ores et déjà candidat aux Craypion d'or , catégorie «site institutionnel qui doit rendre l'argent».

Nous commençons cette fois-ci par un retour en arrière avec deux auditions intéressantes malheureusement laissées de côté.

Lundi 15 octobre: Qobuz s'attaque au monopole de Deezer

La mission recevait les responsables de Qobuz , plateforme de vente de musique à l'acte (téléchargement) ou par abonnement (streaming), positionnée sur le créneau de la haute qualité sonore et de l'éditorialisation poussée. Son fondateur, Yves Riesel, est également producteur et distributeur au sein d'Abeille musique et vice-président du conseil syndical du Snep, le syndicat qui représente les grosses structures du disque en France (auditionnée le 9 octobre ).

Les auditionnés ont logiquement beaucoup parlé de la forme actuelle que prend l'offre musicale sur Internet en France, Qobuz posant la question de la viabilité du modèle du streaming. «Le modèle du téléchargement développé par iTunes a fait ses preuves et permet de rémunérer le producteur , a soutenu Yves Riesel. En revanche, la rémunération via le streaming serait 20 fois moins importante, voire encore moindre, pour l'écoute d'un titre ou d'un album. Or, la France a majoritairement porté le modèle du streaming gratuit alors qu'il importerait de développer une offre diversifiée répondant à un "bouquet d'usages" (abonnements au streaming segmentés et téléchargement) et à un "bouquet de goûts". La notion d'une offre unique à 9,99 euros n'est pas viable, Monsieur 1,3 CD par an n'existe pas, je ne l'ai jamais rencontré. 9,99, c'est à la fois beaucoup pour certains consommateurs et peu pour d'autres attachés à des répertoires spécialisés ou des passions particulières.»

Yves Riesel pointe ici une réalité: on ne sait pas à ce jour si le modèle du streaming est viable à long terme, même si les usages des auditeurs (connexion permanente et mobile, écoute à l'envi, recommandation sociale) tendent à valider ce qu'il propose face au «vieux» modèle du téléchargement à l'acte porté principalement par Apple et Amazon.

La faute à plusieurs écueils: les services de streaming versent aujourd'hui un très coûteux droit d'accès aux catalogues -- notamment à ceux des majors -- mais n'ont pas assez d'abonnés pour équilibrer leurs comptes en retour. Deezer a bien revendiqué un bilan «à l'équilibre» en France en 2011, mais son partenariat avec Orange a bien aidé. Quant à Spotify, il a encore perdu 57 millions de dollars (44 millions d'euros) en 2011 malgré des revenus en hausse de 140%.

L'évolution des revenus et pertes de Spotify en 2010 et 2011. Tableau Privco .

Nul ne sait donc si le modèle du streaming est économiquement le bon, et les années à venir seront essentielles dans la construction d'un nouveau modèle de découverte, d'écoute et d'échange de la musique -- probablement à côté d'échanges non marchands. Microsoft s'est récemment relancé dans le domaine de la musique avec une offre qui associe streaming et téléchargement, Xbox Music , et beaucoup s'attendent à voir Apple bouger sur le terrain du streaming à plus ou moins court terme -- maintenant que les dossiers iPhone 5 et iPad Mini sont soldés. En ajoutant les velléités d'Amazon et de Google, le streaming musical pourrait finalement atteindre les masses connectées, avec pourquoi pas la naissance d'offres «illimités» cinéma + séries + musique .

L'autre point soulevé lors de l'audition de Qobuz devant la mission Lescure est la rémunération des artistes par les plateformes de streaming. La vente d'un titre à 0,99 centimes d'euros en téléchargement sur l'iTunes Store rapporte aujourd'hui quelque 70 centimes de droits, qui sont la plupart du temps répartis ensuite entre l'auteur et le producteur, voire d'avantage de personnes. Dans le monde du streaming, les chiffres sont moins clairs mais il a été démontré que Spotify (les chiffres ne sont pas connus pour Deezer) verse en moyenne entre 0,0012 et 0,015 centimes par lecture au-delà de 30 secondes d'écoute. L'écart de revenus entre le streaming et le téléchargement est très important, mais il faut le tempérer par des pratiques d'écoute très différentes (écoute répétée, recommandation facilitée...) et un détail juridique essentiel: dans l'univers du streaming, le producteur et l'artiste se répartissent en général les revenus à 50-50, tandis que dans le monde du téléchargement nombre de producteurs ont appliqué les contrats hérités de l'époque du CD, qui leur assurent une répartition à 85-15... Certaines maisons de disques ont d'ores et déjà corrigé cet abus, mais beaucoup d'artistes touchent toujours beaucoup moins que ce qu'ils pourraient gagner avec le numérique.

Enfin, Yves Riesel a longuement évoqué «l'affaire d'état que constitue l'incroyable abus de position dominante d'Orange/Deezer et les déséquilibres graves que cela créé depuis plus de trois ans [...]. Dans un pays ou les petits libraires sont sacrés, ou des municipalités rachètent des salles de cinéma, on ne comprend toujours pas l'impossibilité faite à ses acteurs à faire émerger une offre [musicale] numérique française. [Mais] la situation de la vente de musique en ligne par des acteurs nationaux est un champ de ruines culturel. [...] Depuis deux ans et demi, 26 millions de personnes allument chaque matin leur mobile et se voient proposer, à prix cassé ou offert gratuitement, un service de musique en ligne d'Etat, en quelque sorte, qui s'appelle Deezer. Le tout accompagné de campagnes de publicité gigantesques menées par Orange [...]. Et ce n'est pas tout : par la grâce de ce chaperon puissant qu'est Orange, Deezer a pu aller ou les autres ne peuvent pas aller et créer des barrières à l'entrée abusives. C'est le cas par exemple de Facebook : l'accès au service de viralisation Facebook Music est à ce jour interdit à tout site français, au seul profit de Deezer. Dans ces conditions, la concurrence n'a pas même été faussée, elle a été rincée. Elle a plus ou moins baissé les bras (Fnac, Virgin), des sites ont disparu, sont comateux ou sans moyens de se défendre (Allomusic, Jiwa, Musiclassics, MusicMe, Starzik…). [...] Belle réussite nationale.»

Ce dossier est aussi celui de l'Hadopi, missionnée pour défendre et développer l'offre légale en France mais qui ne s'est jamais mobilisé sur la diversité et la qualité de cette offre.

Vendredi 19 octobre: Wikimédia France veut moderniser le droit d'auteur

Wikimédia France , association pour le libre partage de la connaissance et représentante notamment de l'encyclopédie Wikipédia, s'est fait le porte-parole de la culture collaborative amateur. Rémi Mathis, son président, a ainsi rappelé que «le premier site culturel français -- Wikipédia -- est un site amateur, et [qu'il faut donc que les conclusions de la mission Lescure] évitent de ne légiférer que pour des professionnels dont les besoins ne sont pas forcément ceux de la société et qui ne sont qu'une toute petite partie des diffuseurs.»

Dans ce domaine, le principal combat de Wikimédia France porte sur le droit d'auteur, devenu une arme de protectionnisme industriel ces dernières années. «Le droit d'auteur, trop complexe, a besoin d'être revu, a dit Rémi Mathis. La plupart des gens qui ne le respectent pas le font sans le savoir, également parce que des pratiques qui semblent légitimes au plus grand nombre sont de plus en plus en contradiction avec le droit officiel.»

Wikimédia souhaite aussi, dans ce cadre, «renégocier les règles du droit d'auteur des fonctionnaires afin que ce qui a été payé par le citoyen puisse être utilisé par le citoyen» . La loi Davdsi de 2006 concède en effet aux agents du service public un droit d'auteur sur les œuvres et contenus créés dans l'exercice de leurs fonctions, tout en confiant à l'État un droit d'exploitation des ces créations. Wikimédia souhaite simplifier et clarifier ce droit d'auteur spécifique, pourquoi pas pour faire rentrer les créations des agents de l'Etat dans les œuvres librement exploitables en non-commercial. Plus largement, Wikimédia souhaite que les institutions rendent davantage leurs données accessibles en open data.

Wikimédia France a ensuite abordé un sujet connexe: le domaine public. L'IABD, la fédération des bibliothèques et archives, l'avait également évoqué dans son audition du 17 octobre . Rémi Mathis, au nom de Wikimédia France, a souhaité «la rédaction d'une loi sur le domaine public reconnaissant son importance pour la culture et la nécessité de le protéger -- libre accès à ces œuvres, fin du copyfraud des institutions, etc» . Ce copyfraud, c'est une pratique déjà largement dénoncée, pratiquée par des musées ou des bibliothèques, qui imposent unilatéralement un nouveau droit d'auteur à la version numérisée ou photographiée d'œuvres du domaine public (livres, tableaux...).

Le sujet est d'actualité, puisque la ministre de la Culture a été récemment questionnée à l'Assemblée nationale sur un projet de la Bibliothèque nationale de France, qui souhaiterait confier la numérisation d'une nouvelle partie de son fonds à une entreprise privée contre une exclusivité commerciale intégrale de sept ans... dès lors, dénoncent les opposants, l'accès en ligne à des œuvres libres de droit serait vendu à une entreprise privée sans qu'un accès gratuit par le site Internet de la BNF ne soit garanti au public pendant plusieurs années.

Wikimédia, et plus largement Wikipédia, est en pointe sur ce débat, puisque ses fiches encyclopédiques sont fréquemment privées d'illustration en grand format à cause de ces pratiques qui prolongent artificiellement la durée du droit d'auteur sur les œuvres.

Mardi 23 octobre: les libraires défendent leur indépendance face à amazon

La mission Lescure reçoit le Syndicat de la librairie française (SLF), venu «défendre les atouts des librairies indépendantes qui vendent du numérique» , selon les mots de Guillaume Husson, son délégué général.

Celles-ci s'étaient déjà rassemblées pour lancer le portail 1001librairies, lancé en avril 2011 et fermé en mai dernier ... Un gouffre humain et financier qui a depuis laissé en plan les librairies indépendantes face au géant Amazon, qui leur permet certes de vendre des ouvrages mais leur impose sa politique tarifaire peu avantageuse.

Pendant son audition, le SLF est notamment revenu sur le projet MO3T (pour «modèle ouvert trois tiers») dévoilé en septembre, qui vise à créer d'ici 2014 «un modèle ouvert de distribution» des livres numériques. Le projet réunit aujourd'hui des éditeurs (dont Flammarion, Gallimard et La Martinière) et des opérateurs télécom (Orange et SFR), et promet selon Guillaume Husson un service appuyé sur le cloud qui «permettrait d'acheter sur n'importe quelle plateforme dans un format unique, puis de lire et d'échanger librement et légalement les ouvrages achetés» .

La question des DRM , ces lignes de code accrochées aux œuvres vendues et qui limitent d'une façon ou d'une autre (nombre de lectures, transférabilité...), serait évacuée dans MO3T par la lecture en streaming uniquement. L'utilisateur ne téléchargera plus l'ouvrage mais y aura accès par Internet... Un choix technique qui règle des questions de droits mais pose celle de l'accès hors connexion.

MO3T Animation HD from Pierre Geslot on Vimeo .

L'idée de MO3T est avant tout de sortir de la mainmise d'Amazon (et de son Kindle) sur le marché du livre numérique en lui imposant une alternative plus souple et ouverte. Mais la mission Lescure -- et le gouvernement -- devront également rapidement remettre sur la table la fiscalité appliquée au livre numérique. En effet, la Commission européenne a donné la semaine dernière 30 jours à la France et au Luxembourg pour modifier leur taux de TVA appliqué sur le livre numérique (3% au Luxembourg, 7% actuellement en France, puis 5,5% à partir de janvier). Ce taux réduit permet notamment à Amazon, basé fiscalement au Luxembourg, de charger aux éditeurs britanniques la TVA nationale à 20% , puis de ne payer que 3% en bout de course...

Mercredi 24 octobre: les labels indépendants veulent taxer les FAI

La Société civile des producteurs de phonogrammes en France (SPPF) et l'Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI) font audition commune . Ces deux structures représentent les principales maisons de disques indépendantes en France, c'est-à-dire de relativement grosses entreprises comme Naïve, Because Music, Wagram ou Tôt ou tard, et des plus petites comme Fargo ou Mystic Rumba.

La SPPF et l'UPFI ont des positions fréquemment proches du Snep, notamment sur l'avenir Hadopi (en gros: doter la Haute autorité de plus de moyens, et notamment d'un pouvoir de déréférencement). Les deux lobbys sont aussi venus relancer une vieille quête devant la mission Lescure:

«Faire contribuer les fournisseurs d’accès (FAI) et moteurs de recherche au financement de la production musicale.»

C'est un débat proche de celui qui agite actuellement la presse avec la

: puisque les FAI et les moteurs de recherche profitent financièrement des échanges légaux ou illégaux de musique -- en vendant des abonnements haut débit ou en plaçant des publicités ciblées à côté des requêtes --, il faut qu'ils rétrocèdent une partie de leurs revenus

aux artistes

aux producteurs.

Ce vieux dossier découle directement de la lutte contre le piratage, les producteurs accusant les acteurs du web, et surtout les FAI, de vendre des services surdimmensionnés qui ne peuvent avoir été pensés que pour que les internautes se goinfrent de contenus illégaux. On retombe sur la question de la différenciation entre les échanges non marchands et des pratiques de pillage systématique, au centre des travaux de la mission Lescure. Au-delà, la position des indépendants (qui est aussi celle de la Sacem ) risque de se heurter à un principe imposé par la Commission européenne: taxer une industrie pour en financer une autre est une entrave au commerce. C'est ce même principe qui menace toujours la taxe sur les FAI créée pour contrebalancer l'arrêt de la publicité sur les chaînes du service public après 20h.

Jeudi 25 octobre: l'Union des producteurs de films aussi

L' Union des Producteurs de Films (UPF) est venu défendre une position assez proche de celle des producteurs de musique en s'attaquant aux fournisseurs d'accès. «Pendant des années, des sites pirates ont servi de vitrines à de grands opérateurs» , a avancé Alain Terzian, le président de l'UPF, devant la mission Lescure. Ces derniers en ont tiré «des ressources publicitaires. Tous ces gens-là savaient que ces sites étaient pirates. Quand on dit qu'il faut responsabiliser les opérateurs aujourd'hui, c'est comme lorsqu'on dit au patron d'une chaine de télé "un journaliste a balancé une info idiote, vous êtes convoqué au tribunal". Oui, il faut responsabiliser.»

Vendredi 26 octobre: les photographes s'attaquent à Fotolia

Deuxième structure de défense des photographes à être entendue par la mission Lescure (après la PAJ -- Photographes auteurs journalistes -- le 18 octobre) l' Union des photographes professionnels (UPP) a prolongé les critiques de ses collègues contre les banques d'images à bas coût du type Fotolia.

Cette agence-agrégateur vend des photographies «libres de droits» passe-partout, qu'on retrouve depuis quelques années sur de nombreux sites et dans de nombreux magazines qui veulent remplir leurs pages pour pas cher. Pour les photographes professionnels, Fotolia et ses clones ne respectent pourtant pas le droit d'auteur à la française en n'assurant pas une «rémunération proportionnelle prévue pour chaque mode d'exploitation concédé» . En effet, l'entreprise installée à New York paie la photo une fois pour toute sur le modèle du copyright, et ne reverse donc pas de droits d'exploitation, quelle que soit la fréquence d'utilisation des images.

La PAJ avait par ailleurs pointé le fait que l'Hadopi a attribué le label PUR à Fotolia, ce qui selon les photographes auditionnés revient à «donner la Légion d'honneur à un criminel de guerre» . Rappelons que la Haute autorité attribue ce label pour la «promotion des usages responsables» afin de permettre aux internautes d' «identifier les plateformes proposant des offres en ligne respectueuses des droits des créateurs» .

L'UPP a également remis sur le tapis la question du statut juridique des vignettes de prévisualisation publiées par les moteurs de recherche. Ceux-ci doivent-il verser des droits aux auteurs pour avoir le droit de les afficher? En 2008, la justice française avait débouté la Société des auteurs des arts visuels et de l'image fixe (SAIF) contre Google, mais un tribunal allemand avait donné raison quelques mois plus tard à un photographe et un dessinateur sur le même sujet. Alors que la presse veut imposer un droit d'auteur sur les liens vers leurs articles affichés par les moteurs de recherche, ce dossier pourrait donc suivre de près.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique