Monty Cantsin, concept star

par Marie Lechner
publié le 6 août 2012 à 12h13
(mis à jour le 6 août 2012 à 12h16)

En 2010, on a vu Monty Cantsin prendre la parole à Berlin contre la censure du Net lors de la manifestation «Freiheit statt Angst». Il était alors jeune, rond et barbu. Fin juin, Monty Cantsin se livrait à une performance sanguinolente dans une prison décatie de Tallinn en Estonie. Il était vieux, sec et tatoué. «Choisissez l'aliénation, appelez-vous Monty Cantsin !» exhortait le punk. N'espérez pas lever le mystère en allant sur Facebook, où les profils pullulent, ne faisant qu'ajouter à la confusion. Car Monty Cantsin est l'«open pop star», le nom d'une star internationale que chacun peut adopter, mis sur la place publique sans mode d'emploi. «Le nom est fixé, mais les gens qui l'utilisent ne le sont pas», dit l'élégante et laconique définition.

L'intervention de Monty Cantsin lors de la manifestation «Freiheit statt Angst», à Berlin, en 2010.

Le nom a commencé à circuler dans l'underground de Portland à la fin des années 70. La ville, réputée pour sa scène punk vibrante, était alors le centre névralgique du mail-art (art postal), dont David Zack était l'un des plus prolixes représentants. L'artiste réalisait des collages convulsifs de textes et photos auxquels il ajoutait ses propres gribouillis, notes tapées à la machine à écrire, avant de les photocopier et de les envoyer aux centaines d'artistes «postaux» du réseau. Zack s'appropriait les œuvres d'autres artistes, mais s'arrogeait aussi leur nom, créditant son propre travail sous William Blake, Leonard de Vinci, Antonin Artaud, etc. Plutôt que d'usurper des identités existantes, il eut un jour l'idée de créer un pseudo que quiconque pourrait emprunter, retrace Marco Deseriis, chercheur en médias numériques, dans sa thèse consacrée aux noms impropres [[New York University, 2011]]. Que cette idée farfelue émerge du mail-art est peu surprenant. L'art de la correspondance se posait à l'époque en alternative radicale au monde mercantile de l'art, ainsi qu'à la notion d'auteur. Les objets et idées circulaient dans le réseau postal sans réclamer de propriété intellectuelle, préfigurant la communauté de l'open source.

L'alias est le fruit d'une expérimentation de poésie sonore, alors que Zack bricole avec son instrument fétiche, la photocopieuse Xerox 3107, et des magnétos à bande avec le poète et artiste visuel lituanien Maris Kundzins. «Un soir, Maris a commencé à déconner avec l'enregistreur, chantant des airs en lituanien sur les toilettes et le trafic. Nous avons alors décidé de faire de Maris une pop star. Mais il fallait que ce soit une pop star ouverte, ce qui veut dire que n'importe qui pouvait assumer sa personnalité. Cette open pop star serait la plus talentueuse de tous les temps, mieux qu'Elvis Presley, Frank Sinatra, Sal Mineo et même Ry Cooder tous en un. […] On bafouillait le nom Maris Kundzins et il en est sorti Monty Cantsins.» Une appellation naviguant entre «can't sin» (ne peut pécher) et «can't sing» (ne sait chanter).

Fiers de leur trouvaille, les deux amis décident d'offrir le nom (qui perd le «s») à Istvan Kantor, lui envoyant une carte postale avec ces mots : «Tu es Monty Cantsin, l'open pop star.» Figure de l'underground hongrois, Kantor a rencontré Zack lors d'une de ses expositions à Budapest. «J'étais épaté par sa manière de reproduire de l'information, d'envoyer cette info et de construire un réseau. Là, c'est fait sur le Net, mais à l'époque, c'était par le système postal. Robert Filliou l'appelait le réseau éternel», se souvient l'artiste fasciné qui rejoint Zack en Amérique. En 1978, il vécut un an dans la maison de bohème que le mail-artiste ouvrait aux gens de passage, et adopta avec enthousiasme l'identité de l'open pop-star. Le plan initial de se servir de la scène punk de Portland comme tremplin échoua lamentablement. Monty Cantsin se fit donc un nom… dans les supérettes de la ville. Kantor, constamment fauché, y simulait des arrêts cardiaques, vagissant en hongrois, ses comparses profitant de la confusion pour faucher des bières. Après ses débuts de crevard, Monty Cantsin est propulsé porte-parole d'une nouvelle (pseudo) avant-garde.

Rentré à Montréal, Kantor s'est entouré d'un groupe turbulent de jeunes punks, artistes et philosophes (Zbigniew Brotgehirn, Kiki Bonbon) pour créer un mouvement artistique fictionnel, le neoism. «Un préfixe [neo] et un suffixe [ism] avec absolument rien au milieu. Le neoism n'existe pas, si ce n'est dans les réactions qu'il crée.» L'acte de naissance a lieu à Montréal, le 22 mai 1979, avec «Monty Cantsin s'assoit pour un portrait». Les passants sont invités à prendre place sur une «chaise neoiste» pour se faire photographier, comme autant de portraits de Monty Cantsin.

A Montréal en 1992, un hommage indirect à la première action neoiste: «Monty Cantsin s’assoit pour un portrait».

Bien que les neoistes singeaient les avant-gardes, il était difficile de savoir s'ils se prenaient ou non au sérieux. Décrit comme une performance continue à laquelle tout le monde peut participer, «mon père, le pape, la police, les terroristes…», le neoism «a avalé tous les "ism" modernistes et vomi les morceaux, écrit C. Carr dans Village Voice en décembre 1988. La pataphysique de Jarry, les manifestes de Marinetti, les ready-made de Duchamp, les Sauts dans le vide de Klein, les quinze minutes warholiennes, l'alchimie de Beuys, les jeux de Maciunas, ils flottent désormais tous dans la neo-soupe. Le neoism est la dernière petite lampée de ce qui était appelé autrefois avant-garde. Ou peut-être ce n'est rien.» Avis que partageaient certains adeptes pour qui le neoism était un «jeu radical de l'esprit» .

Les neoistes faisaient de la vidéo expérimentale, de la poésie, des fanzines, de la musique punk, electro-pop et industrielle. Le tout était activé lors de parties semi-privées tenues chez les conspirateurs. Connues sous le nom d'APT Fests, ces fêtes mobiles, «où il était toujours 6 heures», furent déclinées dans les villes d'Amérique du Nord et d'Europe tout au long des années 80 et 90. Elles étaient l'occasion de parader avec des fers à repasser enflammés, d'offrir au public des coupes de cheveux gratuites et d'organiser des performances, comme se substituer à un chien d'aveugle, voire des actions plus spectaculaires, comme à Brighton, où l'alliance neoiste en guerre contre Stockhausen, incarnation de la «culture sérieuse», menace de faire léviter le Pavilion Theatre durant le concert, et le fait savoir dans la presse. «Chaque action faite sous le nom de Monty Cantsin est un geste de défiance contre l'ordre du pouvoir et une preuve que les neoistes sont ingouvernables» , lit-on dans l'un de leurs nombreux écrits rassemblés dans A Neoist Research (par N.O. Cantsin).

En 1982, lors d'un APT en Allemagne, des artistes européens comme Pete Horobin, Stewart Home ou Stiletto rejoignent les rangs, plus intéressés que leurs comparses américains par l'exploration conceptuelle de l'identité de Monty Cantsin. Les premiers schismes apparaissent, avec N.O. Cantsin et l'antineoism. Stewart Home, éditeur du magazine SMILE, organe du neoism, accuse Kantor d'accaparer l'identité pour sa gloire personnelle et lance une identité multiple concurrente : Karen Eliot. De fait, le performeur canadien a adopté l'identité au point de se confondre avec elle, et continue aujourd'hui encore sous ce nom, comme lors de l'APT organisé fin juin à Tallinn. Les manifestes neoistes définissent Monty Cantsin comme une «figure vide», «une copie», mais aussi comme «un artiste basé au Canada qui inventa le neoism» .

Fatal für Nazis, une action de Karen Eliot & the Antifa Swingers.

Pour financer les opérations du neoism, Istvan Kantor-Monty Cantsin avait projeté de vendre son sang comme objet d'art. En 1985, il lance la Blood Campaign, aspergeant de son sang les murs de musées accusés d'exploiter les artistes. Provocations qui lui valurent des séjours en prison mais aussi la reconnaissance du milieu. «Kantor a donné un corps et un visage à Monty Cantsin, congelant les potentialités d'usages infinis du nom», note Deseriis. Monty Cantsin n'est donc jamais vraiment devenu une open pop star. «Si le nom émerge de l'éthique altruiste du mail-art, les artistes derrière la pop-star étaient trop égocentriques pour renoncer à leur nom.»

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Publié dans « Libération » du 26 juillet.

Demain: Luther Blissett.

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