Muntadas, immersion multimédia

par Marie Lechner
publié le 5 novembre 2012 à 13h19

«Who ?» «What ?» «When ?» «Where ?» «Why ?» : la suite de petites affiches encadrées à l'entrée de l'exposition « Entre/Between », au Jeu de Paume, est familière à tout apprenti journaliste qui aura reconnu la fameuse règle anglaise des cinq W (qui, quoi, quand, où, pourquoi), pilotant toute investigation. À ces questions, Antoni Muntadas rajoute «Pour qui ?» et «Combien ?» , invitant d'entrée le visiteur à lire entre les lignes et à exercer son regard critique sur les signes dont on l'abreuve. Depuis quarante ans, l'artiste catalan mène une grande enquête culturelle sur la société contemporaine. Le musée présente une version compactée de la rétrospective que lui a consacrée le musée Reina Sofía à Madrid. Pas facile de faire entrer le travail contextuel et multimédia de Muntadas entre quatre murs.

Organisée en constellations, l’exposition reprend quelques-uns de ses champs d’investigation : espaces publics, sphères du pouvoir, territoire de la peur, lieux de spectacle… Le parcours foisonnant enquille programme télé dysfonctionnel, promotion immobilière d’un cauchemar urbain, peep-show touristique, parasitage de l’espace public, occupation subliminale de panneaux publicitaires, archives en ligne. Antoni Muntadas recycle l’esthétique informationnelle criarde, réagence ses tracts et slogans pour déchiffrer notre société consumériste et ses systèmes de propagande.

En guise d'introduction, l'artiste conceptuel, rencontré lors du montage, dessine trois cercles qui s'entrecroisent : art, sciences sociales et systèmes de communication. C'est au point de jonction que se situe son œuvre. «Je ne fais pas d'objet, mais des projets. Un projet ne se réalise que dans le temps. La curiosité est ma première impulsion, puis la volonté d'en savoir plus. Si l'on observe quelque chose pendant une longue période de temps, on peut commencer à devenir critique.»

À la dictature du temps réel et à la dispersion induite par les technologies numériques, l'artiste-anthropologue oppose l'immersion patiente. Une chose que Muntadas a regardée durant des années pour nous, c'est la télévision. Il fut l'un des premiers à s'intéresser à ce qu'il appelle le «paysage médiatique» , ce monde artificiel d'images créé par l'homme, tentant d'extraire du sens de tout ce bruit. Contrant l'hypnose collective produite par les médias de masse, il s'emploie depuis 1970 à décrypter les flux d'information et à démasquer les systèmes de pouvoir à l'œuvre ( lire ci-contre ). Dans l'installation On Translation : El Aplauso , défilent sur l'écran central des photos de violences extraites de médias colombiens, présentées comme une émission de divertissement quelconque. De part et d'autre, des gros plans d'un public apathique qui applaudit mécaniquement chaque nouvelle atrocité. Une manière de renvoyer l'audience à sa passivité complice. «Ces images sont de Colombie, mais elles reflètent la manière universelle dont les médias parlent de la violence militaire, économique, sexuelle, religieuse, sportive» , dit-il. Ce qui renvoie à la question centrale de l'œuvre prolifique de Muntadas : «Qu'est-ce qu'on regarde ?» Une interrogation à laquelle il est devenu de plus en plus difficile de répondre. «On vit dans un monde traduit, avec ses filtres, culturels, politiques, médiatiques» , dit l'artiste qui s'applique à les déchiffrer dans sa série «On Translation», composée de 45 œuvres.

Né en 1942 à Barcelone, Muntadas y a grandi avant de s'installer à New York au début des années 70. Il fut membre du Grup de Treball, collectif qui défendait la fonction sociale de l'art et créait des œuvres collectives en défiance au franquisme et aux tendances mercantiles du monde de l'art. Très attaché à l'espace public, Muntadas a suivi avec intérêt le mouvement des «indignados» : «C'est très important, cette récupération de l'agora, l'endroit où l'on discute à un moment où l'espace public est devenu très difficile à utiliser, avec son mobilier violent, ses chaises de métal.»

A São Paulo, ville où prolifèrent les gated communities , il a observé comment la peur se construit dans la sphère publique. L'installation aux allures de showroom immobilier met en abyme cette utopie vendue aux familles aisées, fiction de liberté et d'espaces verts alors «qu'on vit cloîtré entre des murailles» . Images faussement idylliques qu'il confronte à la dystopie urbaine de Godard, Alphaville , également le nom du plus ancien complexe de communautés fermées de São Paulo.

Pour Muntadas, la place publique se prolonge à la télévision ou encore sur le Net. Il fut l'un des premiers à utiliser une connexion internet dans son œuvre, The File Room , présentée ici non pas dans son écrin kafkaïen d'origine, mais comme un simple site web qu'on peut d'ailleurs consulter chez soi et auquel on peut contribuer. Créé en 1994, il recense les cas de censure culturelle à travers le monde et les âges, bien avant WikiLeaks : «L'artiste construit des prototypes, qui sont ensuite récupérés» , se contente de noter cet infatigable voyageur, toujours entre deux continents.

Après un an à Istanbul, il entame une nouvelle longue période d'immersion, autour du «Protocole asiatique» , à Pékin, Tokyo et Séoul. S'il parle parfaitement le français, il ne sait pas lire les idéogrammes. «Je me laisse guider , dit celui qui a commencé sa carrière en travaillant avec les sens sous-utilisés. Pour l'instant c'est rétinien, sensoriel, puis viendra le travail de traduction.»

Paru dans Libération du 3 novembre 2012

Entre/Between d’Antoni Muntadas

_ Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris

_ Jusqu’au 20 janvier.

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