Musique: Pandora boxe les artistes

par Sophian Fanen
publié le 20 novembre 2012 à 12h32
(mis à jour le 20 novembre 2012 à 13h35)

C'est une bataille américano-américaine, mais elle vient éclairer à nouveau l'impasse dans laquelle l'offre légale de musique en ligne est coincée en cette fin d'année 2012. Depuis plusieurs semaines, la radio en ligne star Pandora s'oppose à nouveau aux artistes. En résumé, Pandora trouve qu'elle leur reverse trop de royalties pour la diffusion de leur musique, tandis que les artistes s'étouffent de désespoir devant cette demande.

Pandora a ainsi déposé devant le Congrès un texte qui tente d'obtenir la révision du taux de royalties qu'elle doit payer aux interprètes de musique en tant que webradio (0,0011$ par lecture ou 1,65$ par auditeur et par heure, soit «environ 50% de [ses] revenus en 2011» ).

Créée au tournant du siècle puis lancée en 2005, aujourd'hui accessible uniquement aux Etats-Unis (et sous certaines contraintes en Australie et en Nouvelle-Zélande) Pandora est une radio «gratuite» -- c'est-à-dire financée par la publicité -- qui fut parmi les pionnières de la recommandation algorithmique. L'auditeur y choisit un artiste de départ ou divers critères (style, tempo...), qui serviront de base à la construction d'une programmation évolutive et virtuellement sans fin. Chaque nouveau titre enchaîné sera choisi en fonction de caractères communs et/ou complémentaires, mais aussi grâce aux orientations données par l'auditeur, qui peut valider ou invalider les choix de la machine. Au fur et à mesure de l'usage, la radio personnalisée d'un auditeur s'affine donc, jusqu'à lui fournir un mélange assez savant de découvertes et de morceaux bien connus et rassurants. À l'époque (furtive) où le service fut accessible depuis la France, il offrait une alternative plus qu'intéressante aux radios musicales.

Devenue star outre-Atlantique parmi les services musicaux novateurs, Pandora revendiquait en octobre 59 millions d'auditeurs actifs (+43% sur un an) et 6,5% du temps d'écoute de toutes les radios américaines (Internet, satellite et hertzien réunis). Mais Pandora perd de l'argent: entrée en Bourse en juin 2011 à 16 dollars, son action en vaut aujourd'hui à peine plus de sept (et elle a connu pire). En conséquence, l'entreprise a déclaré 1,8 million de dollars (1,4 million d'euros) de perte en 2011, sur un chiffre d'affaires de 138 millions de dollars (107,7 millions d'euros).

En 2008-2009, déjà, Pandora était donc parti en guerre contre les taux de royalties qui lui sont imposés, estimant qu'ils ne lui permettent pas de dégager de bénéfice. Ce taux avait alors été revu à la baisse par SoundExchange, l'organisme non-profit créé par l'Etat américain pour collecter et redistribuer les revenus des radios par satellite puis des webradios.

Repartie au front, Pandora diffuse de puis quelques semaines des messages sur son «antenne» (le service est accessible en ligne, via des applications pour mobiles et tablettes, mais aussi dans de nombreux autoradios), où elle demande l'égalité pour toutes les radios face à la musique. «Chaque fois qu'une nouvelle forme de radio a été inventée (par câble, par satellite...), une nouvelle législation dédiée a été adoptée, dit la tribune de Pandora diffusée en ligne. Ce qui a créé des des taux de royalties terriblement différents: les radios par satellite versent environ 7,5% de leur chiffre d'affaires en royalties, le câble environ 15%, tandis que Pandora reverse plus de 50% de ses recettes en redevances. [...] La loi actuelle pénalise les nouveaux médias.»

Extrait de la tribune des artistes et de SoundExchange.

En face, quelque 125 musiciens, parmi lesquels Billy Joel, Sheryl Crow, CeeLo Green, Rihanna et Missy Elliott, se sont rangés aux côtés de SoundExchange et de la coalition Musicfirst -- qui rassemble tous les gros lobbies de la musique aux Etats-Unis --, pour demander non seulement le maintien des taux de royalties payées par les webradios, mais également leur augmentation à court terme.

«Pandora connait un succès phénoménal à Wall Street, dit la lettre ouverte -- ce qui est loin d'être vrai, on l'a vu plus haut. Des revenus et un nombre d'utilisateurs qui augmente très rapidement. Dans le même temps, la communauté musicale commence à peine à mettre un pied dans le nouveau monde digital [mieux vaut tard…, ndlr]. Le cœur de Pandora, c'est la musique. Pourquoi cette entreprise demande-t-elle à nouveau au Congrès de réduire les royalties dont les musiciens ont besoin? Ce n'est pas juste et ce n'est pas de cette façon que les partenaires agissent.»

Pour étayer leur bataille, les deux camps ont affuté leurs chiffres ces dernières semaines. En octobre, le cofondateur de Pandora, Tim Westergren, détaillait ainsi sur le blog de l'entreprise le genre de revenus auxquels peuvent prétendre les artistes aujourd'hui grâce à sa radio en ligne: «Pandora versera à plus de 2000 artistes [des royalties supérieures] à 10000 dollars (7800 euros) chacun au cours des 12 prochains mois […]. Pour plus de 800 d'entre eux, nous allons payer plus de 50000 dollars (39000 euros), plus que le revenu moyen des ménages américains. Pandora paie déjà plus de 1 million de dollars (781000 euros) chacun aux plus gros comptes comme Coldplay, Adele, Wiz Khalifa et d'autres.»

Ce à quoi SoundExchange répond en rappelant que ces royalties ne vont pas entièrement dans la poche de l'artiste (à moins qu'il soit interprète, producteur, éditeur et manager, ce qui reste rare…). En général, l'artiste principal touche 45% de la somme, le reste allant au producteur (le label, qui touche dans les 50%) et aux ayants droit secondaires (5%).

Dans tous les cas, poursuit SoundExchange sur son site, «même si en 2011 nous avons reversé plus de 292 millions de dollars (228 millions d'euros) aux artistes et maisons de disques pour l'exploitation de leurs enregistrements, environ 90% des versements annuels aux artistes étaient de 5000 dollars (3905 euros) ou moins. […] En fait, cette "classe ouvrière" des artistes représente la grande majorité des paiements que nous avons effectués.»

Dans ce dossier, chacun défend son bout de gras, et dans la foulée un musicien qui s'est toujours montré très lucide est venu alimenter le débat avec beaucoup de calme mais aussi beaucoup d'incompréhension: il s'appelle Damon Krukowski, il jouait dans Galaxie 500 , essentiel trio de rock tendre de la fin des années 1980, qui n'a jamais vendu beaucoup de disques.

«Tugboat, une chanson de Galaxie 500, a été jouée 7800 fois sur Pandora pendant le dernier trimestre, détaille-t-il dans une passionnante tribune parue sur le site Pitchfork . Ce pour quoi ses trois auteurs-compositeurs ont reçu un total de 21 cents (16 centimes d'euros), soit sept cents chacun. Spotify paie mieux: pour les 5960 fois que Tugboat y a été écoutée, Galaxie 500 a touché 1,05 dollar (82 centimes d'euros) en tout. Ce à quoi il faut ajouter des royalties touchées en tant qu'interprètes, soit 64,17 dollars (50,10 euros) pour l'utilisation de tout le catalogue de Galaxie 500. Soit 64 chansons, et donc à peu près un dollar par titre.»

_ «Pour mettre cela en perspective, continue Damon Krukowski: Puisque nous possédons nos propres enregistrements, d'après mes calculs, il faudrait à peu près 312000 lectures de nos morceaux sur Pandora pour gagner ce que nous rapportait la vente d'un disque [aux débuts du groupe en 1987] – sur Spotify, un vinyle de l'époque est équivalent à 47680 lectures.

_ Ou, pour remettre tout ça dans une perspective historique: […] La vente de 1000 copies de Tugboat en single en 1988 nous rapportait l'équivalent de 13 millions de lectures en streaming en 2012. Et les gens disent qu'Internet est une mine d'or pour les jeunes groupes…»

On peut bien sûr débattre sur la pertinence de comparer des revenus de 2012 à ceux de 1988, avant même l'avènement du CD et encore plus d'Internet, mais Damon Krukowski comme SoundExchange tentent de mettre en lumière un épineux dossier à régler dans les années à venir: si les meilleurs vendeurs du moment commencent à tirer profit de l'écoute de leur musique en ligne, la grande majorité des musiciens ne gagnent absolument rien lorsque leurs créations sont écoutées sur Pandora, Spotify ou Deezer -- si ce n'est la diffusion à grande échelle de leur musique.

Ils forment aujourd'hui une zone grise inquiète, qui hésite de plus en plus à jouer le jeu qu'on leur propose. Ça et là, on entend ainsi de plus en plus de représentants de ces artistes qui ne font pas de la musique pour gagner de l'argent mais aimeraient juste pouvoir faire le prochain disque, envisager de se retirer du système. Galaxie 500 a trouvé un compromis provisoire: le groupe a créé un Bandcamp où tous ses disques sont disponibles à l'écoute et à la vente.

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