L'Europe veut mettre de l'ordre dans la discothèque numérique

par Sophian Fanen
publié le 11 juillet 2012 à 19h26
(mis à jour le 12 juillet 2012 à 8h52)

Vous avez pu en faire l'expérience lors d'un voyage à travers l'Europe, il est parfois frustrant de ne pas retrouver les mêmes disques dans les catalogues de Deezer, iTunes, 7Digital ou Spotify selon le pays où l'on se trouve. C'est principalement la faute au morcellement des catalogues, gérés d'un côté par les sociétés de gestion collective (SPRD, du type Sacem) et de l'autre en direct par les producteurs. L'obtention des licences nécessaires à l'édification d'une base musicale la plus riche possible se heurte encore parfois à des négociations sans fin.

C'est à cette situation que s'attaque la Commission européenne dans un projet de directive qui vise à faire basculer dans le monde numérique le principe de la gestion collective des droits (tu me confies tes droits sur l'œuvre que tu as composée, je collecte ce que ça rapporte et je t'en rend un maximum -- en théorie), vieux de presque 250 ans. La directive le dit en préambule : elle ne concerne que les «œuvres musicales» , ce qui a déclenché la colère de la SACD , la société française des auteurs du spectacle vivant et de l'audiovisuel, qui aurait souhaité que les œuvres de la télé et du cinéma y soient intégrées.

Photo Swanksalot CC BY.

Ce n'est donc pas le cas, car il s'agit aussi de réparer dans le monde de la musique le gros foutoir causé par une précédente directive européenne sur le commerce en 2005, qui a ouvert le marché de la gestion collective à la concurrence. Tout d'un coup, une SPRD allemande pouvait venir négocier la représentation d'artistes français, une SPRD slovène pouvait débarquer en Belgique... Logique, dans une économie de libre échange. Mais, «ceci a mis fin aux accords de réciprocité entre les SPRD, explique à Ecrans.fr Jean-Noël Tronc, le nouveau directeur général de la Sacem, qui permettaient à un compositeur de valoriser ses droits d'auteur pour l'Europe entière en signant avec une seule SPRD, grâce à des ententes conclues entre les sociétés des pays de l'Union» , sur le modèle «tu représentes mon catalogue dans ton pays, je fais de même, et on s'échange les revenus ensuite». «En voulant favoriser la concurrence, la Commission a créé des obstacles au marché» , résume Jean-Noël Tronc.

La nouvelle directive européenne présentée ce matin à Bruxelles tente de remettre de l'ordre dans le désordre en même temps qu'elle prolonge l'ouverture à la concurrence en proposant de créer un «marché unique des licences de droits sur les œuvres musicales» en ligne. Pour cela, elle souhaite voir se généraliser le principe de la «licence multinationale» : dans ce cadre, un contrat avec une SPRD, quelle que soit sa nationalité, couvre toute l'Europe et lui permet de négocier en direct la mise à disposition du catalogue concerné sur iTunes, Deezer ou Spotify. Ces licences paneuropéennes existent déjà dans le domaine de la musique dématérialisée -- c'est par exemple la Sacem qui représente le catalogue anglo-saxon d'Universal --, mais elles sont rares et ne concernent que de gros catalogues. La directive souhaite que tous les artistes européens aient accès à la même facilité et flexibilité dans la gestion de leurs droits.

Bruxelles propose ainsi de faire en sorte que «les prestataires de services [Deezer ou iTunes par exemple, ndlr] puissent obtenir plus facilement les licences nécessaires à la diffusion de musique en ligne dans toute l'UE et d'assurer la bonne perception des revenus et leur répartition équitable entre les auteurs et les compositeurs.» Ce qui est loin d'être le cas selon les chiffres avancés par la Commission: en moyenne, seuls 27 à 45% des sommes collectées seraient effectivement redistribuées aux artistes dans l'année dans l'Union, et 5 à 10 % de ces sommes collectées dormiraient toujours dans les caisses après trois ans...

La présence des fournisseurs de services musicaux dans les 27 pays de l'UE.

Suivent donc une série d'obligations techniques et organisationnelles qui seraient imposées aux SPRD, une sorte de label de qualité technique et financier, pour assurer une meilleure fluidité et une plus grande transparence dans les échanges (entre SPRD et ayants droit et entre SPRD). À partir de là, la directive propose que les petites SPRD qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas gérer des catalogues au niveau européen soient obligées de confier leurs droits à des SPRD plus grosses, et que ces dernières soient obligées d'accepter cette charge -- dont elles tireront un bénéfice.

Si le texte est voté dans cette forme (on en est encore loin, rappelons-le) On risque donc d'assister à une guerre commerciale et technique entre les grosses SPRD (Sacem, Gema, PRS...) selon Jean-François Bert, spécialiste de la gestion des droits musicaux en ligne au sein de Transparency International. Pour lui, «c'est l'opportunité pour les grosses SPRD européennes d'avaler le catalogue des petites, dont l'utilité sera remise en question quand la musique sera essentiellement numérique.» Pour Jean-Noël Tronc, la directive a pourtant avant tout «pour objectif de faire progresser le principe de la gestion collective dans toute l'UE, et surtout dans des pays où elle n'est pas aussi développée qu'elle peut l'être en France» . Une harmonisation sur le papier, qui pourrait sur le terrain déclencher une concentration dans les mains de quelques sociétés de gestion collective. C'est d'ailleurs ce que souhaitent certains acteurs sans le dire officiellement: faire émerger de puissantes SPRD qui seront capables de se battre contre de nouveaux et puissants acteurs qui menacent de débarquer dans le business juteux de la gestion des droits en ligne: Google, Apple ou Amazon.

Sur Deezer, leader européen du streaming.

Très politiquement correct, le texte publié par la Commission européenne souhaite en attendant également «promouvoir la transparence et améliorer la gouvernance des sociétés de gestion collective en renforçant leurs obligations d'information et le contrôle de leurs activités par les titulaires de droits.» Et il y a du travail. En France, la Commission de contrôle des SPRD, qui rend un rapport annuel , pointe systématiquement l'opacité de la gestion des SPRD et de la gestion des droits des artistes. Pour forcer les SPRD à se moderniser, la directive propose entre autres que «les titulaires de droits» puissent «choisir la société de gestion collective la plus performante au regard de leurs objectifs» , partout dans l'UE.

Mais les méandres de la gestion collective ne sont pas les seuls à handicaper aujourd'hui le basculement des catalogues vers le numérique. «La directive ne dit rien concernant les droits qui sont gérés en individuel, et notamment ceux qui sont gérés en direct par les producteurs , commente Bruno Boutleux, directeur général de l'Adami, la SPRD française qui gère les droits des interprètes. C'est un véritable problème qui empêche le déblocage des catalogues, et à ce titre l'Adami souhaite que la gestion collective devienne obligatoire pour l'ensemble des droits. La directive va harmoniser les catalogues, mais pas les faire grossir.»

Sur Spotify, leader mondial du streaming.

Enfin, dernière évolution souhaitée par la directive: l'harmonisation des procédures techniques entre les SPRD. «Les fournisseurs de services en ligne veulent généralement couvrir une multitude de territoires et un vaste catalogue de musique, commente la Commission dans un document explicatif. [...] Ceci rend le travail de négociation des licences très exigeant. [Or,] beaucoup de sociétés de gestion collective ne sont aujourd'hui pas prêtes pour cela: elles n'ont pas les moyens techniques pour traiter les données des fournisseurs de services (comme Spotify ou Nokia) sur les écoutes et et les téléchargements [comptabilisés], ou de faire correspondre ces données avec leur répertoire des chansons [qu'elles administrent]. Cela peut conduire à une facturation incorrecte, un dédoublement de la facturation, voire à une non-facturation. Pour résoudre ce problème, les sociétés de gestion collective doivent mettre en place des bases de données capables de suivre au mieux [la vie de] leurs répertoires.»

Ce qui passera par la Global repertoire database (GRD), dont nous avons parlé en long et large ici , qui doit à terme être une base de données commune à toutes les SPRD d'Europe et d'ailleurs et éviter les pertes de données dans le futur. «La GRD est entrée dans une phase de construction de son architecture technique, avec des premiers tests prévus en 2013 qui intégreront une dizaine de SPRD, dont l'Ascap américaine qui a rejoint le projet , nous a révélé Jean-Noël Tronc pour la Sacem. L'objectif est que la GRD soit opérationnelle dans deux ans.» Soit à peu près au moment de l'entrée en vigueur théorique de la directive sur la gestion collective.

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