Itunes Store, Qobuz : la musique sort du saccage

par Sophian Fanen
publié le 29 février 2012 à 12h10
(mis à jour le 29 février 2012 à 12h33)

Apple est-il enfin prêt à faire un effort en faveur de la qualité sonore de la musique vendue sur son omnipotent iTunes Store? En début de semaine, la firme américaine a annoncé qu'elle allait commencer à vendre des titres «masterisés pour iTunes», et pourrait annoncer le 7 mars, lors d'une keynote très probablement dédiée à l'iPad 3, un nouveau format audio flexible spécialement dédié au streaming en haute définition.

«En 2003, le catalogue d'iTunes était proposé en AAC 128 kilobits par seconde (kbps)» , rappelle un document d'Apple destiné aux producteurs et aux studios. Ce format AAC, pour Advanced Audio Coding , a été créé en 1997 par le Fraunhofer-Institut (déjà père du mp3), en collaboration avec AT&T;, Sony et Dolby, afin de remplacer le mp3 déjà dépassé. On considère en général qu'un fichier compressé en AAC 128 kbps est équivalent à un mp3 256 kbps. Dans tous les cas, la musique digitalisée perd une grande partie de ses informations dans le processus de compression, puisque le principe du mp3 comme celui du AAC est notamment de supprimer les fréquences peu ou pas audibles de la musique. Sans rentrer dans les subtilités techniques qui continuent de faire débat, on perd en subtilité sonore ce qu'on gagne en mobilité: un mp3 ne conserve qu'un peu plus de 5% de la matière sonore captée en studio...

Sur l'iTunes Store, hier.

Apple avait réduit le carnage en 2007 en lançant le format iTunes Plus , qui n'était qu'un AAC encodé à 256 kbps qu'Apple avait l'audace de qualifier de «virtuellement indifférenciable de l'enregistrement original» . On en rit encore. D'autant que derrière cette belle harmonie technique où tout se vend soit en AAC 128 soit en AAC 256, se cache un bazar sans nom. Certains distributeurs ou labels fournissent en effet à Apple des mp3 en faible qualité qui ne sont que réencodés pour faire illusion, d'autres encodent à partir de CD, et d'autres encore - les plus consciencieux - travaillent à partir des masters.

Avec l'opération marketing «masterisé pour iTunes», Apple tente aujourd'hui de nettoyer ce foutoir en demandant aux labels de lui fournir des masters originaux afin de fabriquer... du AAC 256 kbps. Quant aux futurs nouveaux titres mis en vente sur la plateforme, Apple appelle les ingénieurs du son chargés du mastering, c'est-à-dire de la mise en forme finale du son (après l'enregistrement et le mixage) pour l'adapter à un support donné, à travailler spécifiquement pour le AAC 256 kbps: «ITunes Plus étant un format très mobile, continue la note d'Apple, ses fichiers peuvent être écoutés dans des configurations très diverses. Quand un auditeur peut utiliser nos écouteurs blancs dans un métro bruyant, [...] un étudiant peut se plonger dans le Sketches of Spain de Miles Davis avec un casque Beats by Dr. Dre.» On notera au passage qu'Apple considère qu'écouter un disque de jazz aussi vaste que Sketches of Spain avec un casque conçu pour les grosses basses et les beats compressés du hip-hop et du R'n'B moderne ne pose pas de souci...

«le mouvement d'Apple est bizarre, commente Rabye Marouenne, responsable technique chez Qobuz , une plateforme de streaming et de téléchargement spécialisée dans la haute qualité sonore. Certes, on peut s'attendre à une meilleure qualité audio grâce à ces fichiers AAC optimisés, mais le principe est toujours de livrer de la musique tronquée. Pire: c'est désormais en amont que l'ingénieur du son va faire des choix en pensant à la première plateforme de vente de musique aujourd'hui.» Celui-ci pourra notamment penser que l'album sur lequel il travaille aura pour principale finalité d'être compressé plutôt que gravé sur un CD. Un changement d'époque qui est déjà une réalité et qui a pour conséquence de pousser des producteurs à mettre les basses et les rythmiques très en avant afin de donner du volume à une musique qui en est dépourvue.

Photo Joshua Conti CC BY SA.

Andy VanDette, ingénieur du son pour le studio américain Masterdisk, expliquait récemment à ArsTechnica que «masteriser pour iTunes est un challenge. Il n'y a pas de détour possible quand vous avez jeté 80% des données [de la musique]: le son change. Mon but est de faire sonner des fichiers AAC aussi proche d'un CD que possible; je ne veux pas qu'ils aient un son plus puissant ou riche en basse.»

«Mais à quoi ça sert d'aller déformer la vision d'un artiste pour se plier à des contraintes techniques qui n'ont plus lieu d'être, répond Rabye Marouenne, de Qobuz? Quand le mp3 est arrivé, il était pratique parce que le débit sur Internet était faible et que les disques durs étaient limités et chers. Ce n'est plus le cas aujourd'hui: vous pouvez emmener des gigas entiers de musique avec vous dans votre baladeur. Pour moi, il ne s'agit pas d'une frilosité de la part d'Apple, mais d'une stratégie. Pour eux, la musique n'est qu'un produit d'appel pour vendre du matériel, la qualité est secondaire.»

Ce à quoi on pourra opposer des intentions affichées par Apple pour les années à venir. Ainsi, le géant américain explique que «conserver des masters de la meilleure qualité possible dans [ses] systèmes [lui] permet d'envisager toutes les améliorations pour la musique dans le futur.» C'est là que le nouveau format audio que développerait Apple, déjà évoqué par Neil Young dans une récente interview sur ces questions de son dématérialisé, pourrait entrer en jeu. Selon une source chez Apple citée par The Guardian , ce format permettrait d'envoyer depuis un même morceau situé dans le cloud (et donc uniquement depuis iTunes Match) une qualité sonore adaptée au support d'écoute: du son HD si vous écoutez de chez vous, ou des données compressées si vous streamez depuis un mobile ou une petite connexion. Ce sera probablement aussi l'occasion pour la marque à la pomme de vendre une nouvelle génération de matériel davantage taillé pour la haute définition (même si l'iPod en est déjà largement capable).

La page d'accueil de Qobuz, hier.

Ce mouvement vers la haute définition, le français Qobuz l'a déjà fait depuis 2008, défendant la qualité face aux avancées frileuses d'Apple ou de Spotify (qui ne propose aujourd'hui qu'un streaming en Ogg 320 kbps, un autre format compressé inférieur au CD). Les 9 millions de titres de son catalogue (contre plus de 13 millions pour Deezer et près de 20 millions pour Spotify) sont aujourd'hui pour une grande partie disponibles en «qualité CD» pour deux ou trois euros de plus que la qualité «standard» (du mp3 320 kbps), et 1500 albums peuvent être téléchargés directement en qualité «master studio» pour les plus furieux -- un niveau de qualité directement sorti de la console de son, qui n'a jamais été atteint dans l'histoire des magasins de musique. Quant à son offre de streaming, Qobuz la propose également en mp3 320 kbps ou en qualité CD, ce qu'il est le seul à faire aujourd'hui (le très bon site britannique Linn propose seulement des téléchargements et se limite au jazz et au classique).

«Il y a une absence d'exigence sur la qualité sonore depuis plus de dix ans, estime le fondateur de Qobuz, Yves Riesel. Alors que proposer une offre de grande qualité est une partie de la solution pour détourner les gens du téléchargement illégal. Sauf que c'est très difficile à faire: quand on a commencé, on demandait systématiquement à avoir les albums en qualité lossless [une dématérialisation sans perte par rapport à un CD, ndlr], mais les maisons de disques ne comprenaient pas toujours et nous envoyaient parfois du mp3 256 gonflé. Le manque d'exigence d'Apple a fait beaucoup de mal. Aujourd'hui il y a une nouvelle attitude qui s'installe, et je pense que les auditeurs reviennent à la qualité au fur et à mesure que le stockage n'est plus un problème. Par exemple, 31% de nos abonnés ont choisi le streaming en qualité CD, et 35% de notre chiffre d'affaires en 2011 a été réalisé par la vente d'albums en qualité master studio.»

Une évolution liée également à l'arrivée d'une nouvelle hi-fi connectée, qui permet de construire pour une somme abordable un système sonore capable de lire avec une qualité redoutable un CD, un vinyle ou un flux venu d'un ordinateur.

Qobuz, disponible aujourd'hui en France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg et Suisse, annonce vouloir se lancer cette année en Allemagne et en Grande-Bretagne. Les Etats-Unis suivraient en 2013. Alors qu'Apple ne semble pas encore prêt à faire basculer franchement le monde de la musique grand public dans la haute définition et que Spotify et Deezer sont surtout occupés à attirer des abonnés en masse, la position de niche de Qobuz commence à se faire sa place auprès des amateurs de musique.

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