Musique virtuelle, écoute que coûte

par Erwan Cario, Camille Gévaudan et Alexandre Hervaud
publié le 18 juin 2011 à 13h40
(mis à jour le 18 juin 2011 à 14h10)

La musique n’existe plus. Physiquement, tout du moins. Les étagères de CD prennent la poussière et, pour écouter un petit air, c’est son ordinateur qu’on allume. Ou son baladeur. Ou son téléphone. Ou sa box internet, sa console de jeux, sa tablette tactile, voire son ours en peluche. La musique n’existe plus, mais elle n’a jamais été aussi présente, aussi diffusée. Immatérielle, elle irrigue le réseau mondial qui permet d’écouter ce qu’on veut, quand on le veut, où on le veut. Et cette mutation est allée très vite. Beaucoup trop vite pour l’industrie musicale qui tente aujourd’hui, tant bien que mal, de suivre le mouvement.

Tout commence au milieu des années 80, lorsqu’une petite galette brillante remplace sa grande sœur en vinyle. Au-delà du gain de place évident, la vraie révolution est de basculer de la restitution analogique du microsillon à l’encodage numérique de la musique présente sur le CD. Un morceau n’est plus qu’une simple suite de 0 et de 1.

Le CD n’est donc qu’un support et la musique aisément archivable sur n’importe quel stockage informatique. Cette possibilité se trouve démultipliée en 1995 avec l’apparition du MP3, qui permet de compresser un morceau pour le faire tenir dans un espace disque raisonnable: quelques mégaoctets suffisent. La musique commence alors son processus de dématérialisation. L’arrivée et la démocratisation, quelques années plus tard, de l’Internet haut débit finit de bouleverser la donne. La copie ne coûte rien, la diffusion non plus, et le coût de stockage est négligeable. Pendant dix ans, le secteur de la musique a observé ce qui se passait. Mi-révolté, mi-pétrifié, essayant de préserver des acquis économiques destinés à disparaître face à un partage, en pleine expansion, de fichiers protégés par le droit d’auteur.

Et ce qui devait arriver arriva, d’autres ont pris la main : les acteurs technologiques. Apple d’abord, puis Amazon, Google, et des nouveaux venus bien décidés à se faire une place, comme Deezer ou Spotify. Ce sont eux qui innovent désormais et permettent de diffuser la création musicale par de nouveaux moyens.

Aujourd'hui, la question n'est plus de savoir où ranger ses CD, mais plutôt de choisir, parmi les solutions disponibles, celle qui convient le mieux à ses besoins, en fonction de sa consommation, de son budget et du matériel à disposition. Trois grandes familles -- streaming, cloud , stockage local --, constituent cet écosystème musical numérique : en avant la zizique.

Le streaming gratuit, une source qui se tarit

Pour des millions d’internautes français, l’écoute de musique passe quasi systématiquement par une connexion internet, non pas pour télécharger des mégaoctets de MP3, mais pour accéder aux plateformes comme Deezer, Spotify, Jiwa, etc. Ces sites proposent l’écoute en streaming (lecture en continu, sans téléchargement) du catalogue des labels ayant signé un accord avec lesdites sociétés. En clair, l’internaute ne possède pas les fichiers audio, mais peut y accéder gratuitement; en retour il reçoit des publicités souvent intrusives. Seule solution pour y échapper : l’abonnement. D’autres raisons de sortir la carte bleue n’ont pas traîné. Les offres Premium de Deezer et Spotify permettent ainsi, pour moins de 10 euros mensuels, d’accéder à ses morceaux favoris en mode offline : les pistes sont synchronisées sur un appareil, ordinateur ou smartphone, et disponibles hors connexion.

Si payer pour un service innovant comme l’accès offline n’a pas découragé les internautes - qui croisaient au contraire les doigts pour qu’Apple autorise les applications mobiles de ces plateformes sur son Apple Store bien verrouillé -, le milieu vient de se mettre à dos une bonne partie de ses adeptes. La raison est simple : devant les exigences des labels, pas vraiment impressionnés par l’augmentation du nombre d’abonnés (plus d’un million pour Deezer en France, un peu moins pour Spotify), ces deux plateformes ont mis en place une limitation drastique des conditions d’écoute gratuite. Pour Spotify, elle est réduite à dix heures par mois, avec impossibilité d’écouter plus de cinq fois un même morceau. Côté Deezer, nulle contrainte sur le nombre d’écoutes par piste, mais l’utilisateur lambda ne peut profiter que de cinq heures de musique par mois, soit la dose quotidienne d’un mélomane compulsif !

Ce redressement stratégique (Pascal Nègre, d'Universal parlant de «dégradation de service» ), bien que dicté par l'industrie musicale, rappellent les expérimentations des sites d'informations : il n'est pas si loin, le temps où un journal laissait consulter gratuitement l'intégralité des articles publiés le jour même dans ses pages, tandis que la norme actuelle consiste plutôt à les proposer en accès payant via des abonnements multiplateformes. Dans un cas comme dans l'autre, la difficulté pour fidéliser l'audience réside dans la plus-value apportée par les abonnements, et l'obligation de ne pas pénaliser un public séduit initialement par une gratuité révolue…

Le cloud, clé USB évaporée

Ni bêtement confinée dans un disque dur, ni totalement décentralisée sur des serveurs internet… mais un peu des deux à la fois. La musique écoutée en cloud computing semble, comme son nom l'indique, flotter dans les nuages. Elle est accessible de partout : depuis un ordinateur, un lecteur MP3, un téléphone portable, une tablette… Et les playlists restent à jour sur n'importe laquelle de ces machines. Magie de l'Internet !

Le principe du cloud est simple : à l’origine, il s’agit d’un procédé de synchronisation de données entre appareils informatiques. Dès les années 2000, c’était une bonne alternative à l’achat d’un disque dur externe. On pouvait stocker plusieurs giga-octets de fichiers sur les serveurs d’Amazon ou d’Apple (déjà eux) pour y accéder ensuite depuis des ordinateurs différents. De petits logiciels bien pensés ont démocratisé le cloud : Dropbox permet par exemple le partage d’un même dossier, copié comme un miroir entre plusieurs personnes.

Le cloud était fait pour la musique : quand il est si facile de travailler en collaboration et à distance, pourquoi doit-on encore s’infliger de pénibles transferts de MP3 par clé USB ? Et pourquoi prendre un abonnement à Deezer quand on a déjà des milliers de titres sur son iPod, mais la flemme de les copier sur son smartphone ? C’est seulement cette année que les offres ont fleuri. Amazon a ouvert la voie fin mars avec Cloud Drive, Google a suivi en mai avec un clone, Music. L’internaute «uploade» sur un serveur, une fois pour toutes, les morceaux qu’il possède déjà en MP3. Il télécharge ensuite une application sur ses gadgets connectés et peut écouter sa bibliothèque musicale n’importe où et n’importe quand, à la seule condition d’avoir une connexion stable à Internet et un débit respectable. Pas idéal dans les transports, mais fort pratique le reste du temps.

Et s’il s’agit de musique acquise illégalement ? «Pas notre affaire», répondent en substance Amazon et Google, taxés à demi-mot de blanchiment de piratage par les maisons de disque. Ils disent suivre le modèle de la copie privée : leur cloud n’est qu’une clé USB virtuelle.

Apple a réagi plus tard, mais en concertation avec les majors. Et pour cause : loin de reprendre bêtement les MP3 de l’utilisateur, iTunes Match les remplace automatiquement par leur équivalent de qualité supérieure. Il remplace aussi l’upload manuel par un scan automatique. Pour ce confort d’utilisation, sans surprise, le service est payant : 25 dollars par an (17,70 euros).

En local sur son disque dur

Le meilleur moyen d’avoir accès en permanence à un morceau reste sa présence sur le disque dur de son ordinateur ou dans son baladeur. Encodé grâce au très classique MP3, ou au Flac des mélomanes exigeants -- un format de compression sans perte --, le fichier appartient définitivement à l’utilisateur et il peut en faire ce qu’il veut. Du moins en théorie : certains fichiers achetés légalement sont accompagnés d’une jolie saloperie appelée DRM, un verrou numérique qui empêche la copie, voire parfois la lecture. L’industrie commence cependant à prendre conscience que pénaliser les acheteurs n’est pas une stratégie payante à terme, et les DRM tendent à disparaître.

Pour ce qui est de la vente, le leader incontesté est l’iTunes Store. Propulsée par le succès fulgurant de l’iPod, puis de l’iPhone, la boutique d’Apple écrase toute la concurrence. La barre des 10milliards de titres vendus a été dépassée en mars 2010 et sa part de marché au niveau mondial est estimée à 66%, selon le cabinet d’études NPD. Mais quelle que soit la plateforme choisie pour enrichir sa bibliothèque musicale numérique, les conditions sont à peu près les mêmes. Le tarif moyen pour un morceau tourne autour de 1euro. Et le prix est dégressif si on achète un album entier. Mais un nouveau venu sur le secteur va peut-être faire bouger les choses. Spotify propose depuis quelques semaines un système de téléchargement basé sur son système de playlist. Le prix à l’unité peut alors descendre jusqu’à 60centimes pour un achat de 100morceaux.

Des plateformes alternatives, fonctionnant sur d'autres modèles, existent aussi. Comme Jamendo et son catalogue sous licence Creative Commons. L'écoute et le téléchargement des morceaux y sont gratuits. Bandcamp , de son côté, met directement en relation les artistes indépendants et leur public en offrant un système d'achat direct et d'écoute en streaming personnalisable.

Les musiciens peuvent même choisir un système qui se popularise en ligne, «Name Your Price», où les acheteurs décident du prix à payer, avec ou sans minimum requis.

Mais remplir les gigaoctets disponibles sur ses disques durs, ça finit par coûter cher. Et il ne faut pas se voiler la face : la solution la plus courante, au grand dam de l'industrie, reste le téléchargement sur les systèmes de partage de fichiers. Le peer to peer (P2P), avec le protocole BitTorrent, est sans doute le moyen le plus pratique. Il suffit d'installer un petit logiciel type Vuze, et d'effectuer une recherche sur un site spécialisé, comme The Pirate Bay, pour avoir accès à toute la musique possible et imaginable. Ceux qui tremblent à cause de la Haute autorité fouettarde Hadopi peuvent toujours se rabattre sur le téléchargement direct sur les plateformes de stockage en ligne type Megaupload, mais c'est souvent fastidieux, à moins de payer un abonnement (5 euros par mois).

Ces dernières solutions sont -- est-il besoin de le préciser ? -- illégales, mais la lutte du secteur musical contre le partage semble plus que jamais illusoire. Si la technologie continue sa progression exponentielle en terme de capacité de stockage, d’ici à une décennie, un particulier pourra acquérir pour un prix raisonnable de quoi stocker en local l’intégralité du catalogue Spotify (13 millions de titres). Dix ans, ce n’est pas bien long. Il est donc plus que temps de commencer à réfléchir pour trouver un moyen d’intégrer la notion de partage non marchand dans l’économie de la création.

Paru dans Libération du 17 juin 2011

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