Mystère et boule de blog

par Eric Chevillard
publié le 18 mars 2011 à 12h36

C’est pour moi un grand sujet d’étonnement : comment se fait-il que si peu d’écrivains aient le désir d’ouvrir un blog ? Est-ce la laideur du mot qui les en dissuade ? Elle me rebute aussi : on croirait entendre éclater une bulle de chewing-gum, à moins que ce ne soit un poulpe qui se mouche ou une grenouille qui gobe un hanneton. Il est possible pourtant de se parer de références glorieuses : Monsieur Teste ne tient-il pas un Log-Book ? Dès lors, pourquoi hésiter ? La peur de l’informatique et de ses arcanes ? Souvent l’écrivain se complaît en sabotier, il a la main rugueuse, sa méditation interroge les aubes, les sources, les enfances. Il affecte envers toute technologie nouvelle un scepticisme hautain qui ressemble plutôt à une frilosité de petit vieux. Mais ouvrir un blog ne demande aucune compétence particulière si, du moins, l’on opte paresseusement, comme moi, pour l’une de ces plateformes nombreuses sur Internet qui les proposent clés en main.

Faudrait-il donc chercher de moins avouables motifs à cette réticence ? Un réflexe avaricieux ? Pourquoi mettrais-je en ligne gracieusement le fruit de mon travail ? Tout pour le livre en cours, pour le précieux grimoire que je compose secrètement et qui fera en septembre prochain l’effet d’une bombe ? Peut-être. Cette gratuité est cependant garante aussi d’une liberté absolue que l’édition traditionnelle, soucieuse justement de rentabilité, ne favorise pas toujours. Le blogueur n’a de comptes à rendre à personne, il peut expérimenter toutes les formes à sa guise -- publier l’impubliable.

Ou en ligne alors, autre hypothèse, cette désaffection tiendrait-elle aux caractéristiques nouvelles de notre littérature, encombrée de romanciers, mais finalement assez pauvre en écrivains pour qui toute expérience doit être formulée afin d’être réellement vécue, s’accomplir aussi dans la langue, s’y parachever, et qui, par conséquent, écrivent sans cesse, hors livre, hors piste, hors format, pour se sentir vivre un peu ?

Il existe bien une blogosphère littéraire, active, inventive. Je vais en oublier, pardon : François Bon , le plus engagé le plus radical, un pionnier ; Claro , qui fait parler la poudre ; et Pierre Jourde , Didier Da Silva , Philippe Annocque , Romain Verger , Jean-François Paillard , Laure Limongi , Louis Watt-Owen … Et puis d'innombrables blogs de lecteurs, de libraires. Mais tout de même, quand on y regarde, inexplicablement, bien peu d'écrivains. Absents presque tous ceux dont les noms résonnent.

Et pourtant, n’aspirons-nous pas depuis toujours à une littérature performative ? A une littérature tout au moins qui ne serait plus constamment à contretemps, constamment préhistorique et déphasée, qui se mêlerait de tout, interviendrait à tout propos et même hors de propos et qui épouserait enfin les rythmes de la vie, le cours de nos jours ? Une littérature dans la mêlée. La traduction simultanée de nos expériences de conscience en littérature, s’inscrivant immédiatement dans le réel. L’écrivain n’est-il pas un perpétuel irrité, un allergique chronique, un insatisfait ? Et quoi ? Cet écorché vif va attendre septembre prochain pour pousser son cri ! Septembre prochain pour faire entendre sa voix : ne publiera-t-il donc jamais que des mémoires d’outre-tombe ?

Je n'ai évidemment rien contre les lentes gestations, les travaux d'écriture au petit point ou les gros chantiers enclos de palissades, j'ai les miens. Mais le blog favorise l'action directe, la riposte et, pourquoi pas, la vengeance qui est tout de même meilleure chaude, on a beau dire, comme le pain sorti du four. Un hélicoptère réveille ma fille au milieu de sa sieste ? Le soir même, dans L'Autofictif , je démolis cet hélicoptère. Frédéric Beigbeder éreinte Dino Egger dans le Figaro Magazine ? Il sera puni ! Ma phrase se détend comme un bras, et le méchant garçon se retrouve à sniffer la poussière. Il se relèvera, bien sûr, mais moi, je me sens plus léger. Cet oiseau, oui, c'est moi.

Bien sûr, ce blog n’est pas ouvert à mon seul ressentiment. Mais celui-ci est invité à s’y exprimer librement, ainsi que mon ironie, ma mélancolie, ma colère, mon cœur brave et généreux et, pourquoi pas, ma raison raisonnante quand elle a quelque chose d’intelligent à dire.

Je suis maintenant très attaché à cette entreprise quotidienne que les Editions de l’Arbre vengeur accompagnent courageusement, reprenant chaque année en volume l’intégralité des douze derniers mois dont je supprime alors les archives sur le blog. C’est un paradoxe que j’assume. La publication change magiquement le journal en livre, tout comme, disait Malraux, la mort change la vie en destin. Le livre, la mort ? Avec le livre en tout cas, la figure se ferme, se fige, l’autoportrait stylisé (ou fictif ?) peut être regardé dans les yeux.

Article paru dans le Libé des écrivains, le 17 mars 2011.

_ Derniers livres d'Éric Chevillard : «Dino Egger» (Minuit, 2011) et «L'autofictif père et fils : journal 2008- 2010» (L'Arbre vengeur, 2011)

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