Neutralité du Net: Bercy écarte l'idée d'une loi

par Sophian Fanen
publié le 18 septembre 2012 à 17h12
(mis à jour le 18 septembre 2012 à 23h24)

Mise à jour à 17h40.

La France va-t-elle enfin réussir à inscrire la neutralité du Net dans sa loi, devenant ainsi le troisième pays au monde à se doter d'un cadre législatif sur le sujet -- après le Chili et les Pays-Bas ? Probablement pas à court terme.

La députée UMP d'Eure-et-Loir Laure de la Raudière a déposé une nouvelle proposition de loi «relative à la neutralité de l'Internet» la semaine dernière. Celle-ci semble bien trop isolée politiquement (et le calendrier parlementaire est bien trop encombré jusqu'en 2013) pour prétendre se retrouver à l'ordre du jour, mais elle remet dans l'actualité un débat filant qui compte parmi les chantiers numériques du gouvernement socialiste -- mais qui vient après la mission Lescure, l'Hadopi, la fusion CSA-Arcep et la copie privée.

La ministre déléguée à l'Économie numérique, Fleur Pellerin, a passé l'été à déminer sur le sujet, après avoir estimé, selon Reflets.info , que ce concept de neutralité sert surtout les «grands groupes américains» comme Google et Amazon. Sous-entendu: la défense de l'exception culturelle française pourrait passer par des entorses à la neutralité des réseaux électroniques.

Désormais, Bercy botte encore plus loin en touche et écarte l'idée d'un texte qui inscrirait la neutralité dans la loi. Le ministère a ainsi expliqué à Ecrans.fr que «la question de la neutralité du Net pourrait rentrer dans les discussions à venir sur la fusion entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et l'Arcep» , l'autorité chargée de la régulation des communications électroniques. «Il y a un sujet de principe et des engagements ont été pris pendant la campagne, mais des dispositifs d'encadrement existent déjà dans la loi et, pour nous, il n'y a pas d'urgence à légiférer. S'il y a des atteintes à la neutralité, l'Arcep peut être saisie.» Ce qui est vrai pour un site Internet qui s'estimerait lésé, par exemple, mais pas pour les citoyens qui se verraient proposer un Internet mobile à deux vitesses, ou qui constateraient un bridage de certains sites gourmands en bande passante (rep a sa, YouTube). Bref, pour le gouvernement, les questions de neutralité du réseau sont la septième roue du carrosse numérique.

Le texte proposé par Laure de la Raudière fait suite à une proposition socialiste portée par Christian Paul l'an dernier et rejetée en première lecture par l'Assemblée nationale le 1er mars 2011, après un rejet en commission des Affaires économiques. Laure de la Raudière faisait à l'époque partie de cette commission, et avait notamment estimé que, «s'il faut inscrire dans la loi le principe de neutralité et si sa définition comme exigence de non-discrimination fait consensus, [...], cette proposition de loi [socialiste] pose problème. Si elle protège l'Internet d'aujourd'hui, c'est-à-dire d'hier tant les évolutions sont rapides, elle entrave le développement de celui de demain, notamment des services "managés" comme il en existe déjà avec la téléphonie ou la télévision sur IP.»

La nouvelle proposition de loi se veut donc «protectrice des innovations futures, explique à Ecrans.fr la députée. Elle ne réglemente pas des dispositifs qui n'existent pas» . Mais une question se pose d'emblée, selon Benjamin Bayart, président du French Data Network (FDN), le plus vieux fournisseur d'accès Internet (FAI) français, mobilisé depuis longtemps sur les questions de neutralité des réseaux. «La proposition de loi mentionne spécifiquement Internet et seulement Internet. Hors, Internet n'existe pas en droit français et il aurait fallut que le texte concerne tous les réseaux électroniques, sans différencier Internet des autres réseaux ouverts au public. Sinon, on peut imaginer qu'Orange lance sa version d'Internet en l'appelant "réseau Orange", et c'est finit! La loi ne s'appliquerait plus. Le texte est très facile à contourner.» Laure de la Raudière évacue cette critique en estimant que sa proposition de loi s'appliquera à tous les réseaux «du type Internet» .

Autre écueil pointé par la FDN: l'absence de sanctions prévues par cette nouvelle loi, alors que le texte socialiste retoqué en 2011 en prévoyait. Pour la députée d'Eure-et-Loir, la défense de la neutralité du Net serait confiée à l'Arcep, et «ce sera donc [à elle] de se doter de sanctions, elle a un pouvoir assez fort pour cela» .

Selon la proposition de loi, l'Arcep serait chargée de faire respecter la possibilité pour tous les internautes «d'envoyer et de recevoir le contenu de leur choix, d'utiliser les services ou de faire fonctionner les applications de leur choix, de connecter le matériel et d'utiliser les programmes de leur choix, dès lors qu'ils ne nuisent pas au réseau» . Le tout «avec une qualité de service transparente, suffisante et non discriminatoire» .

Sauf que les objectifs aujourd'hui uniquement techniques de l'Arcep pourraient beaucoup évoluer si le projet de fusion de l'autorité et du CSA aboutit. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel fait en effet depuis longtemps pression pour obtenir un pouvoir de régulation sur les réseaux électroniques, afin de réguler les contenus comme il le fait sur les chaînes de télévision et de radio. Cette régulation d'Internet serait de fait incompatible avec la neutralité du Net, puisqu'une «censure» légale pourrait dès lors venir interdire la circulation de certaines vidéos, voire pages Internet.

La future loi, quelle qu'elle soit, devra aussi composer avec la législation européenne, actuelle et future. L'actuelle, c'est le troisième "paquet télécoms" de 2009, qui mentionne la neutralité du Net sans pour autant l'encadrer précisément. Pour Benjamin Bayart, «on débat actuellement sur ce texte, on ne sait pas s'il permet aux Etats européens de prendre des lois contraignantes sur le sujet.» Pour Laure de la Raudière, le texte est trop peu précis sur le sujet de la neutralité pour empêcher la France de légiférer. Il faudra dans tous les cas composer avec une nouvelle communication européenne actuellement en préparation sur ce thème , qui pour le coup ne sera pas d'actualité avant début 2013.

Enfin, la proposition de loi souhaite encadrer plus strictement la suspension par la justice du blocage de l'accès à l'Internet, en créant une «procédure unique» . Ceci afin de lutter contre les multiples dispositifs législatifs (LCEN en 2004, loi sur les jeux en ligne en 2009, LOPPSI II en 2011) qui montrent que «la pression visant à restreindre la liberté de communication sur internet s'accroît» . De plus, estime Laure de la Raudière, «l'institution d'une procédure unique aurait aussi pour avantage de confier à un juge unique le rôle de prononcer des mesures obligatoires de blocage, permettant une montée en compétence et un meilleur suivi de la jurisprudence» . En gros, éviter de disséminer le pouvoir de suspendre un accès à Internet auprès de juges qui ne connaissent pas spécifiquement les problématiques du Web et ne veulent pas y passer des mois, comme par exemple des juges de police dans le cadre de la procédure Hadopi...

Dès lors, et comme c'est déjà largement le cas aujourd'hui, la suspension de l'accès au réseau ne pourrait être décidée par un juge que pour «prévenir ou faire cesser un dommage [qu'un internaute] occasionne» ; pour «faire cesser une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin» ; pour « lutter contre la diffusion des images ou des représentations de mineurs» ; ou encore pour «empêcher l'accès aux services proposés par des opérateurs de jeux ou de paris en ligne non autorisés» .

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