«Newstweek introduit une sorte de saine paranoïa»

par Marie Lechner
publié le 26 octobre 2012 à 18h29
(mis à jour le 26 octobre 2012 à 18h30)

Connecté au réseau sans fil d'un café ou d'un aéroport, vous êtes en train de lire le Figaro ou la BBC sur votre tablette, votre iPhone ou ordinateur portable, et soudain certains titres vous interloquent. Il se peut que vous soyez victime de Newstweek , jeu de mot sur Newsweek , du nom du magazine américain qui vient d'abandonner sa version papier pour passer au tout numérique d'ici la fin de l'année, et le verbe anglais to tweak qui signifie «ajuster, apporter une légère modification.»

Par l'intermédiaire de ce discret dispositif camouflé dans une prise, une personne distante peut modifier en temps réel les informations transitant par un point d'accès wi-fi public avant qu'elles ne parviennent à votre écran. Le projet Newstweek, lauréat d'un Golden Nica à l'Ars Electronica, est simultanément présenté dans l'espace virtuel du Jeu de Paume, dans le cadre de l'exposition en ligne Erreur d'impression et sous forme d'installation à la Gaîté Lyrique, à l'occasion du festival Mal au Pixel Network Hack, du 27 octobre au 18 décembre. Leur travail de Julian Oliver et Danja Vasiliev se situe au croisement du hacking et de l'art. Entretien avec les deux artistes, qui se définissent comme des critical engineers (ingénieurs critiques).

Qu'est-ce qui a inspiré le projet Newstweek?

Julian Oliver . Newstweek a été designé pour introduire une sorte de saine paranoïa. Nous mettons une confiance sans réserve dans des infrastructures que nous ne comprenons pas, ce qui nous met dans une position de vulnérabilité. Si vous demandez à un quidam comment une carte postale est arrivée dans sa boite aux lettres, il saura vous donner une description cohérente de la manière dont fonctionne le système postal, mais si vous lui demandez comment le e-mail que vous lui avez envoyé est arrivé dans l'inbox, la description va être hautement surréaliste. Dans le meilleur des cas ce sera de la poésie mais certainement une description de la manière dont fonctionne réellement l'e-mail. Ces technologies qui nous sont imposées par les entreprises et soutenues par les gouvernements, finissent par affecter en profondeur tous les aspects de notre vie. Elles deviennent de plus en plus abstraites et complexes et on nous demande de leur faire une confiance aveugle.

On lit les actualités en ligne, sur nos navigateurs, sur les tablettes, les smartphones. On présume que ces informations qui s'affichent sur nos écrans proviennent directement des serveurs du Monde , du Guardian ou du New York Times . Mais ce n'est pas le cas, il y a énormément d'ordinateurs en chemin et autant d'opportunité de manipuler cette information.

Newstweek est également un commentaire politique sur la hiérarchie de l'information. Les groupes de presse et médias sont des entreprises privées dirigés par leurs propres intérêts, politiques et économiques. Pourtant, on leur fait confiance pour nous donner une vision objective de ce qui se passe dans le monde et on se base sur leurs informations pour prendre des décisions démocratiques.

La propagande est un problème ancien. Newstweek donne l'opportunité aux citoyens ordinaires de construire leur propre outil à peu de frais, leur permettant de «rectifier les faits» quand ils sont inexacts ou même de l'utiliser comme un outil de propagande à leur tour.

Les riches ont beaucoup d'argent pour faire leur propagande. Vous pouvez fabriquer votre propre Newstweek pour 35 euros, grâce au manuel en ligne. Il suffit ensuite de le branchez dans un aéroport, dans un hôtel, une université et faire votre propre propagande.

Newstweek est tellement discret que vous avez réussi à l'introduire à la Convention de hackeurs du Chaos Computer Club sans que personne ne s'en rende compte?

J.O. On a pensé qu'il resterait sur place peut être une heure. Mais il est resté là durant toute la Convention, tout le monde a cru que ça faisait partie des murs. On voulait vraiment créer un outil passe partout, qui ressemble à un chargeur branché sur une prise, le plus ordinaire possible de manière à ce qu'il se fonde discrètement dans l'infrastructure. Et qui nous permettent de contrôler l'accès à un réseau wifi local.

Ce genre de manipulation est-elle légale?

J.O. Nous ne modifions pas les nouvelles nous-même. C'est important de préciser que nous ne vendons pas cet outil, ce serait en effet illégal, mais surtout ça ne nous intéresse pas de faire notre propre propagande. Newstweek est une plate forme, toutes les instructions sont à libre disposition en ligne. Plus d'une cinquantaine de personnes ont déjà fabriqué le leur. Pas besoin d'être un génie de l'informatique, il suffit de savoir souder.

Dans un contexte d'exposition comme à la Gaîté Lyrique, nous fournissons un petit kiosque où les visiteurs peuvent choisir entre trente ou quarante sites d'informations, cliquer et sélectionner les gros titres et faire leur propre changement. Puis ils appuient sur le bouton « tweek it » et ça le distribue en une dizaine de secondes à tous les prises qui sont installés dans le bâtiment... Sa couverture est de 50 à 100 mètres.En gros, nous faisons croire aux ordinateurs que le Newstweek est le routeur.

Vous êtes les co-auteurs du Critical Engineering Manifesto ? Comment définissez vous cette « ingénierie critique ».

Danja Vasiliev . Dissoudre les mythes et limitations créés par les technologies modernes et imposés à tous. Pas seulement du point de vue technique mais aussi politique. Regarder ce qu'il y a à l'intérieur, ne pas s'arrêter à la boîte noire. C'est pour cette raison aussi que nous réalisons des objets « autodescriptifs », qui exposent la manière dont ils fonctionnent.

Julian Oliver. Le langage du changement aujourd'hui, ce n'est pas l'art, c'est l'ingénierie. La plupart des aspects de notre environnement sont aujourd'hui définis par les ingénieurs: l'énergie, la santé, la communication. Si vous n'apprenez pas les termes de bases de l'ingénierie, vous ne pouvez décrire votre environnement, vous ne pouvez l'interroger de manière critique. C'est important de détacher l'ingénierie de l'utilitarisme et de l'envisager comme un langage critique.

D.V. Sans ce savoir de base, nous vivrions dans un monde d'illusion, de magie.

J.O. Le grand danger qui nous guette, c'est de nous retrouver dans un monde mythique, qui ne serait pas très différent de celui du paganisme, où les Dieux de la technologie changent le monde pour nous sans que nous n'ayons aucun moyen de le comprendre, d'agir sur lui, de changer ce qui se passe.

Les gens acceptent d'être entouré de boîtes noires, parce que c'est pratique, facile à utiliser. Ils font confiance à ces technologies. Est ce que vous confieriez votre lettre d'amour à un homme d'affaire croisé dans la rue? Pourtant nous mettons nos histoires les plus personnelles, nos journaux intimes sur des disques durs, dans d'autres pays, gouvernés par des dirigeants que nous n'avons pas élus et qui ont accès à ces données...

Pourquoi faisons nous à ce point confiance aux technologies?

D'abord parce qu'il y a cette illusion que c'est une machine équitable qui opère derrière l'écran. Certes ce sont des algorithmes qui analysent nos données, mais ce sont des entreprises qui les utilisent. Cette confiance est aussi basée sur notre peur d'être socialement isolé, une peur primitive d'être laissé hors du groupe.

Newstweek, dans le cadre du festival Mal au Pixel

_ à la Gaîté Lyrique, du 27 octobre au 18 décembre.

_ Samedi 27 octobre, rencontre avec les artistes, à l'occasion du séminaire Network Hack (14h-19h30).

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