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Libération

Nicolas, Seydoux que tu sors toutes ces bêtises ?

par Camille Gévaudan
publié le 17 janvier 2012 à 13h41
(mis à jour le 17 janvier 2012 à 17h39)

Plus d'un an après le coup d'envoi de la riposte graduée, qualifiée de «volet pédagogique» par ses défenseurs et de «volet répressif» par tous les autres, l'Hadopi se plonge enfin sérieusement dans sa mission d'étude et de développement de l'offre légale. Quelques documents ont été publiés en fin d'année 2011: l'un ( PDF ) fait l'état des lieux du jeu vidéo en ligne, l'autre tente de repérer des «tendances de consommation pour les fêtes de fin d'année» ... Et la semaine prochaine, la Haute autorité organise une rencontre, avec divers acteurs du secteur, sur les modèles économiques de la musique en ligne.

Dans la même lancée mais avec une volonté d'ouverture plus importante, au vu des personnalités invitées, la Commission des affaires culturelles du Sénat a organisé mercredi dernier une table ronde autour de la (passionnante) question suivante: «Comment garantir la rémunération des créateurs sans brider les échanges ni la créativité sur Internet?» Étaient invités non seulement les pontes de l'industrie culturelle et technologique -- SACD , ALPA , ASIC --, mais aussi les représentants de modèles alternatifs plus confidentiels, voire controversés -- Jamendo (site de musique sous licences ouvertes), OpenStreetMap (projet de cartographie libre et participative), CD1D et même Megaupload.

Le discours de ces «rebelles» de la culture numérique semble avoir marqué quelques esprit, dont celui de Marie-Christine Blandin, présidente de la commission et sénatrice (Europe Ecologie) du Nord : «Je retiens la bouffée d'oxygène qui a été donnée par les derniers intervenants : Creative Commons, OpenStreetMap ou bien le livre de Philippe Aigrain [cofondateur de la Quadrature du Net, ndlr], qui nous donnent à voir un autre système possible. Je n'ai qu'un regret, c'est que tous ceux qui défendent des dispositifs vertueux comme les sociétés de droit d'auteur, mais qui sont dépassés par l'effervescence d'Internet, n'aient pas eu le temps de réagir à ces nouveaux modèles sociaux, collaboratifs et économiques qui ont été évoqués.»

Pourtant, plus le débat avance et plus certains reculent.

«Je trouve ça assez étonnant d'expliquer que la technologie est formidable et qu'il faut la laisser aller» , a commencé par pester Nicolas Seydoux, représentant l'Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa). Et le voilà qui se lance dans une analogie des plus affligeantes avec les législations sur la sécurité routière et nucléaire pour justifier la nécessité d'Hadopi: «Heureusement que le Parlement français et que les parlements mondiaux ont contrôlé la vitesse sur les routes et qu'on se préoccupe de ce que peut donner le nucléaire!» Des centaines de vies sont sauvées dans le premier cas, des dizaines de millions sont protégées dans l'autre. Et en légiférant sur Internet ? On sauve des euros. La grande classe.

Né en 1939, Nicolas Seydoux part avec un certain handicap dans la compréhension du monde numérique. Mais l'âge n'excuse pas tout. À 72 ans, l'homme cumule toujours la présidence de l'Alpa, celle du groupe Gaumont et la vice-présidence du conseil de surveillance d'Arte France. Il devrait donc avoir eu l'occasion d'affiner, dans le cadre de ses fonctions, son discours sur les nouveaux usages en matière de consommation culturelle. Pourtant, ses raisonnements sont toujours plus simplistes, ses démonstrations toujours plus vaines et ses prises de position toujours plus violentes -- allant jusqu'à réclamer l' «éradication» des «mauvaises herbes» du cinéma , ces traîtres à la profession qui font fuiter sur Internet les fichiers vidéo dont ils disposent.

Dans la bouche de Nicolas Seydoux, le sens des mots se distord à volonté pour servir ses arguments : «Le droit d'auteur est accompagné d'un droit moral, et je suis un peu étonné d'être le premier à le dire dans un des temples de la République : la République, c'est la morale, et le droit c'est la morale, et c'est le respect d'une certaine morale.» En deux coups de truelle, «moral» a troqué son sens purement juridique contre une connotation éthique. Le «droit moral», ainsi nommé en opposition avec le droit d'auteur «patrimonial», est devenu le droit de «la morale». Hadopi est devenue une question de bien et de mal. Pirater, c'est mal. Hadopi, c'est bien. «Aucune technologie, quelle que soit sa qualité, ne peut remettre en principe les valeurs de la République, les valeurs de la démocratie» , a insisté Nicolas Seydoux.

Et comme Hadopi, c'est bien et que les internautes sont fondamentalement bons au fond d'eux-mêmes, ils ont voulu rentrer dans le droit chemin. Ils ont donc réduit leurs habitudes de piratage et retrouvé le chemin des salles de cinéma, mus par la peur de la sanction.

«Ne commencons pas par dire qu'elle n'a servi à rien!» , continue Nicolas Seydoux à propos d'Hadopi. «En ce qui concerne le cinéma, c'est une très belle année de fréquentation dans les salles, parce que nous pensons que les dispositifs mis en place qui sont fondamentalement – puisqu'il n'y a eu aucune sanction – des moyens d'information des internautes, font que les gens se sont dit qu'effectivement ça serait peut-être plus difficile d'avoir des œuvres illicites à télécharger et qu'ils ont été dans les salles.»

Voilà comment Nicolas Seydoux retourne contre eux l'argument des détracteurs d'Hadopi, selon lequel le piratage n'a aucun effet négatif sur la consommation légale de films. Pour lui, c'est au contraire grâce à Hadopi qu'on n'observe aucun effet négatif... Sauf que le mouvement de croissance de la fréquentation des salles françaises a commencé au cours de l'année 2008, et n'a pas pu profiter des éventuels effets «pédagogiques» de l'Hadopi. En effet, la Haute autorité n'a envoyé ses premiers e-mails d'avertissement que le 1er octobre 2010.

Mais la dissuasion a pu commencer avant la mise en œuvre de la machine à avertir, pourra-t-on nous rétorquer. Certes, si l'on estime que les Français ont suivi d'assez près le dossier Hadopi pour connaître les modalités de la riposte graduée avant de les lire dans le fameux e-mail. Mais ça ne marche toujours pas : la loi a été débattue à l'Assemblée nationale à partir de mars 2009 , et promulguée en juin . Il faut conclure qu'on ne connaît aucun lien de cause à effet entre la mise en place d'Hadopi et la fréquentation des salles.

Le raisonnement de Seydoux rappelle l'absurdité de cette célèbre blague Carambar, sur un vieil homme posant des pièges dans son jardin.

_ -- «Qu'est-ce que tu cherches à attraper ? lui demande son voisin.

_ -- Des tigres.

_ -- Mais il n'y a pas de tigres dans la région !

_ -- Ah, tu vois que c'est efficace !»

Dans le même temps, on sait par contre que le succès des sites de téléchargement illégal comme Megaupload a explosé . Parallèlement, celui des salles obscures ne s'est pas démenti.

Et une étude commandée par l'Hadopi elle-même , rappelons-le encore une fois, indique elle aussi que le piratage n'est pas incompatible avec la consommation légale d'œuvres. Il semble au contraire lié à une soif de culture qui pousse ces pirates à dépenser plus d'argent que les autres dans les solutions licites. Et c'est d'autant plus vrai chez les gros dépensiers. Les Canadiens et les Norvégiens étaient arrivés aux mêmes conclusions.

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