Critique

Noirs dessins

par Eric Loret
publié le 13 février 2008 à 2h18

Au risque de ne pas être politiquement correct, rappelons que la peur du noir est une peur sans objet, peur de ce qui n'a pas de visage et à quoi on ne peut en donner. Appel abyssal du vide informe, elle inspire le désir (et donc la crainte) de boucher le rien avec du sien. Six dessinateurs ont participé à ce projet qui n'est pas du tout pour les enfants, se chargeant chacun d'un récit complet avec un univers bien distinct. Blutch, Burns, McGuire, Caillou et son scénariste Slocombe nous servent un troupeau de revenants et autres possédés (agresseur = agressé) sur un lit de dévoration sexuelle, avec coulis de dysmorphophobie (plaies et paires d'yeux à revendre). Mattotti, beau mais un peu pâle à côté, installe un conte de Kramsky en climats plus tempérés et Di Sciullo choisit carrément le comique avec taches et jets d'encre pour illustrer les doutes d'une bobo qui a la voix de Nicole Garcia : «J'ai peur de n'avoir aucune conscience politique. Je me cache peut-être la vérité : je suis de droite, en fait ? [.] Oh ! Je deviens de centre-gauche.»

Comme il y a plusieurs auteurs, il y a aussi plusieurs noirs : livide chez Caillou, carnassier pour Blutch ou foncé pour McGuire, qui a osé (et réussi) un panotage dans le noir complet avec, comme seule indication du trajet de la caméra, une étiquette blanche sur une bouteille qui roule.

Différentes techniques sont convoquées. Animation flash pour Pierre Di Sciullo et Marie Caillou, laquelle obtient une inquiète raideur façon anime (illustratrice travaillant au Japon, elle sait mêler kowai et kawaii, horreur et mièvrerie). 3D intégrale pour Charles Burns, avec distance louche sous l'habillage 2D des personnages et des mouvements de caméra. Animation traditionnelle pour Blutch et Mattotti, rehaussant les textures à la mine de plomb et les métamorphoses à vue des traits et volumes.

Beau comme un Rorschach, Peur(s) du noir transforme chaque spectateur en bourreau de soi-même. Et révèle au passage un paradoxe : c'est que le film d'animation, autant que le cinéma d'acteurs, est un medium propre à foutre les boules, précisément parce qu'il n'est que recherche de la forme, danger de la défiguration, plasticité. Charles Burns s'en amuse bien dans son segment, puisque les traits qui bordent ses personnages deviennent, en changeant d'échelle, des pattes d'insectes ou des lésions dangereuses.

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