Menu
Libération

Anticiper la ville de demain

par Marie Lechner
publié le 28 septembre 2007 à 10h57

En guise de mise en bouche du festival Emergences qui se poursuit vendredi 28 et samedi 29 septembre, l'association organisatrice Dédale lançait mercredi son projet Smart City , dont l'ambition est d'anticiper la ville de demain, d'explorer les mutations liées aux nouvelles technologies, les nouveaux usages induits par la mobilité et les cultures urbaines associées. «L'ambition est de mettre en place une structure de production pour aider à la création de projets artistiques sur la ville, qu'il s'agisse d'architecture, de design, d'art de la rue, ou de jeux en milieu urbain» , explique Stéphane Cagnot de Dédale. Ce projet européen va se poursuivre jusqu'en 2009. Il a débuté par une journée de réflexion à la Cité Universitaire internationale consistant à pointer quelques projets exemplaires de collectifs proposant une approche pluridisciplinaire et innovante de l'espace urbain.

Lab(au): La tour Dexia cybernétique.

_ Manuel Abendroth de Lab(au) , laboratoire d'architecture et d'urbanisme basé à Bruxelles présentait leur projet phare, un éclairage architectural de la tour Dexia. Ce bâtiment, propriété d'une banque, est la deuxième plus haute tour de Bruxelles avec ses 145 mètres de haut et ses 4200 fenêtres en plein centre ville. Labau a équipé chaque fenêtre d'un ensemble de diodes électroluminescentes, émettant de la lumière colorée et transformant la façade en écran géant.

La première déclinaison du dispositif, Touch , permettait au public d'interagir en temps réel sur l'éclairage de la façade par l'intermédaire d'un écran tactile placé dans un pavillon au pied de la tour, place Rogier. Les pressions et gestes sur l'écran étaient traduites graphiquement sur la tour en lignes, points, surfaces de couleur, en référence aux compositions géométriques et synesthésiques de Kandinsky. Le participant pouvait créer une image que toute la ville pouvait voir et avait également la possibilité d'envoyer sa création lumineuse sous forme de carte postale électronique .

Touch ® Dexia + LAb[au]

Lab(au) réussit à convaincre la banque de ne pas utilise la façade à des fins publicitaires. En ce moment, le collectif travaille à un éclairage artistique permanent de la tour, intitulé Who is afraid of Red Green and Blue , les trois couleurs primaires dont le mélange permet d'obtenir toutes les autres couleurs. Un titre qui fait référence aussi à la série Who's afraid of Red Yellow and Blue , du peintre américain Barnett Newman, figure de l'expressionisme abstrait.

Leur première proposition lumineuse traduit la progression du temps, de l'aube au crépuscule, attribuant la couleur rouge aux heures, la verte aux minutes, la bleue aux secondes. C'est à minuit que l'éclairage se fait le plus intense, puisque la tour devient alors entièrement blanche (résultat du mélange des trois couleurs). On peut également télécharger un petit widget , sorte d'horloge graphique qui permet de suivre depuis son écran d'ordinateur la progression du temps en même temps que sur la tour... «C'est une étape vers la Tour Lumière Cybernétique tel qu'en rêvait Nicolas Schöffer» , estime Manuel Abendroth. Ce projet visionnaire qui aurait dû voir le jour à la Défense dans les années 90 était celui d'une tour connectée, le «pouls de la ville» , qui répercuterait en temps réel la masse d'informations (méteo, boursière, circulation...) sous forme de lumière, de mouvement, de couleur...

Touch ® Dexia + LAb[au]

Troisième déclinaison possible de cette tour, «la Tour événement» , à l'occasion de la Nuit Blanche à Bruxelles ce samedi 29 septembre avec les musiciens Olaf Bender du label Raster Norton ou le Balanescu Quartet... Les fréquences seront traduites en temps réel sur la tour, pour un concert audio-luminescent «spectr.a.um» .

Raumlabor: une bulle de vie dans un monde de brutes

_ Pour les Berlinois de Raumlabor , le «rôle de l'architecture est de revitaliser les espaces publics» , surtout ceux qui ont l'air perdus. Raumlabor s'intéresse aux lieux délaissés, mal-aimés, pour eux chaque espace est spécial et il s'agit de retrouver son potentiel. Le collectif pluridisciplinaire de 9 personnes qui travaillent à la périphérie de leur discipline (l'architecture), intégrant théâtre, art, performances, artisanat... se méfient des idées toutes faites en matière d'architecture, préférant se confronter au contexte et intervenir sur des projets engagés qui impliquent les habitants...

Raumabor développe «des prototypes pour un renouveau urbain» comme leur redoutable cheval de Troie, le küchenmonument , une sculpture mobile mystérieuse en zinc, qu'ils placent dans un lieu particulier. Quelques jours plus tard, la mystérieuse sculpure révèle son secret et déploie une énorme bulle en plastique transparent, de 20 mètres de long, 10 de large et 6,5 de haut.

DR

La bulle gonflée s'intercale n'importe où, s'adaptant facilement à l'environnement, se coinçant sous un pont du périphérique, au milieu des barres d'une banlieue délaissée, dans un jardin squatté par les junkies. A chaque fois que la bulle apparaît, Raumlabor part à la rencontre des gens du voisinage pour les inviter à participer à leur projet d'occupation en organisant des événements, des banquets, des bals musette, des soirées techno, des pique niques et des projections cinéma.

Leur dernière action coup de poing remonte au sommet du G8 qui se tenait en juin à Heiligendamm en Allemagne. Raumlabor a reconstruit à l'identique sur le port de Rostok, tout le complexe hôtelier de luxe qui accueillait le club des pays les plus riches du monde. Cette architecture éphémère devait servir de structure d'accueil au festival Art Goes Heiligendamm. Le Silver Pearl Congresscenter & Spa reproduisait fidèlement le centre de conférences avec colonnades, l'hôte-château, la piscine et le spa sans oublier l'indispensable barrière de barbelés.

Exyzt: le champignon magique

_ Les préoccupations de Raumlabor rejoignent celles de leurs compères d' Exyzt , collectif parisien mêlant architectes, designers, vidéastes, et graphistes dont la spécialité est la «construction de supports de vie» . Emblématique de leur philosophie, la Métavilla ,

«installation habitée» sise dans le pavillon français lors de la 10e biennale d'architecture de Venise, histoire de prendre le contrepied de l'idée d'exposition. «Pour nous l'architecture est vivante et toujours en mouvement» , précisent Julien Beller et Nicolas Henninger du collectif. Ils ont la même affection que Raumlabor pour les «délaissés urbains» , coinçant dans l'espace vacant entre deux immeubles à Barcelone une Station Extra Territoriale ( S.E.T ), histoire de moquer gentiment la tour de Jean Nouvel érigée à proximité. Cette structure faites d'échaffaudages et habillée de vidéos était elle aussi habitée durant la durée de l'occupation.

Station Extra Territoriale - DR

Autre «délaissé», mais là il s'agit d'une ville entière, Karosta, ancienne base militaire russe désafectée dans le sud de la lettonie, au bord de la Baltique. Lorsque les Russes se sont retirés en 1994, la ville a dépéri, se vidant de sa population. Les grandes barres où logeaient les soldats tombent en ruine transformées en terrain de jeu pour les enfants, l'espace public est gigantesque (pour pouvoir manoeuvrer avec les chars) mais inoccupé, plus de magasins, de services, d'industries ni d'équipement, les gens sont totalement désoeuvrés et la ville se désagrège doucement, constate Julien Beller. «C'est un endroit un peu magique, avec une atmosphère lunaire, des gens chaleureux, mais où la sensation d'absence d'avenir vous prend à la gorge. On avait le désir d'intervenir sur cet espace, sans trop savoir comment» . Ils partent d'abord à la rencontre des gens, se rendent compte du désamour des habitants pour leur ville. Comme cette ville ne produit rien, leur première idée est d'apporter une activité dans le quartier, qui puisse rassembler les gens et dont ils puissent être fiers. Germe le projet d'une ferme urbaine qui finalement va se recentrer sur une activité spécifique de la région, la culture de champignons. Le champignon a aussi force de symbole : il pousse dans la pourriture, prolifère sur du mort, et sa forme évoque les coupoles de la splendide basilique de Karosta . «Au départ, on a installé des serres au-dessus du réseau de chauffage urbain, parce qu'on avait constaté qu'en maints endroits, la neige avait fondu. La municipalité nous a demandé de les enlever parce que ça mettait trop en évidence les déperditions importantes du système de chauffage» , explique Julien.

Labichampi- Julie Guiche DR

Finalement, la champignonnière s'installera dans une ancienne datcha, dépourvue de toit qui a pour vocation de devenir un centre d'art. Le Centre culturel de Karosta demande à Exyzt de faire un «mushroof». Ils acceptent à condition d'accompagner la pose de la toiture par un mushroom festival. «Un mouvement architectural s'accompagne toujours de vie» . Le Labichampi s'est tenu en du 31 mai au 5 juin dernier. Le toit a été construit avec l'aide des habitants et une grande fête fut organisée, avec des performances des étudiants des Arts Déco de Strasbourg et des projections. Première étape de la reconversion du bâtiment en champignonnière, avant qu'il ne devienne un lieu d'art.

Coloco versus Guerrilla Gardening : Bombes vertes versus jardins commandos

_ Autres activistes, mais du végétal cette fois, le collectif Coloco et ses green bombs, et l'armée de jardiniers guerilleros de Guerilla Gardening proposent deux conceptions de la re-végétalisation de la ville. Ou comment penser différement le paysage. «Dans un pays comme la France, où la tradition paysagère est importante, le végétal se pense trop souvent dans un cadre fermé : celui du jardin. Cette vision horizontale laisse peu de possibilité d'augmentation du végétal et aucun espoir aux herbes folles» , note l'animatrice de la table ronde Cécile Brazilier, de Bio-cité.

Coloco, trio d'architectes et de paysagistes parisiens, plaident pour la réintroduction de la biodiversité et le retour de la nature sauvage en ville. Plutôt que de désherber à tout va, il faut laisser grandir des îles de végétation, les mousses s'immiscer dans les interstices, recoloniser les pavés, les toitures, favoriser les plantes endémiques, ne pas limiter le vivant ou le circonscrire dans des parcs. «Il faut travailler à changer les mentalités. Pour beaucoup, les mauvaises herbes qui poussent autour des arbres est un signe de d ésordre, de mauvais entretien.» Coloco a observé par exemple que les plantes poussaient assez naturellement autour des appareils de climatisation, la condensation procurant un goutte à goutte naturel, une sorte d'arrosage automatique, la poussière s'y agglomère et les graines y trouvent un milieu propice. Pour donner un coup de pouce supplémentaire à la nature, Coloco a également constuit des "Green Bombs", des boules de semences récoltés dans les environs mêlées à compost qu'ils propulsent dans le milieu urbain, de préférence des endroits inaccessibles à l'aide d'un patator. «Bien sûr il ne s'agit pas de laisser s'enfricher le jardin des Tuileries, mais essayer de définir des espaces de liberté où le réglement ne s'applique pas, promouvoir la diversité, en faisant cohabiter à la fois les formes domestiquées et les formes sauvages de la nature.»

Eux préfèrent travailler à la fabrication des conditions d'implantation du végétal que l'implantation elle-même. Au 104, futur centre culturel, ils sont en train de construire un jardin évolutif et participatif qui invitent les habitants du 19e à amener des plantes du quartier.

Au 104 - Pascal Dhennequin DR

A Londres, Richard Reynolds et son armada de jardiniers amateurs tentent de récupérer des terres négligées ou abandonnées, n'importe quel bout de parcelle, friche, une bordure de trottoir, un liseré susceptible d'accueillir un bulbe de tulipe ou deux. La nuit, au lieu de se pinter au pub, ils binent les terre-pleins, tentent de redonner des couleurs et de la vie aux mottes stériles. «C'est un crime de laisser ces espaces à l'abandon, la terre est ce qu'il y a de plus précieux dans nos villes. Moi, je vis dans une tour déprimante, je n'ai pas de balcon, les plates bandes alentours sont jonchées d'ordure et de seringues» s'insurge Reynolds qui n'est pas un professionnel mais se décrit comme un «amateur enthousiaste» . Il ne demande pas la permission pour planter ses rangées denses de lavande. Mais se fait rarement réprimander. Ses opérations de jardinage impromptues réunissent régulièrement des dizaines gens qui viennent planter leur buisson ou leur plante grasse, transformant les terres-plein en lieu de rencontre et de sociabilité.

Son action fait des émules dans le monde entier, des guérilleros lui envoient des images de leurs actions commandos à New-York, Berlin, Chicago, Milan qu'il recense sur son site. «Le but est de rendre le paysage urbain plus sympa, mais c'est aussi une forme d'expression et de réappropriation de l'espace public de plus en plus confisqué par les autorités locales et les zones commerciales» .

Quelque fois le geste est politique, même s'il peut sembler dérisoire. Ainsi cet homme qui a décidé de planter un arbre devant un panneau publicitaire, une opération de longue haleine qui a malheureusement tourné court, puisque l'arbuste a été arraché au bout d'une semaine.

A lire également sur Ecrans.fr :

_ - Chambres à part , à propos de Silent Room, en performance au festival Emergences, les 28 et 29 septembre.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique