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Libération
Interview

«On a tourné avec des armes factices, des jouets»

Jean-Stéphane Sauvaire et Karine Nuris.
par Christophe Ayad
publié le 26 novembre 2008 à 6h51
(mis à jour le 26 novembre 2008 à 6h51)

Jean-Stéphane Sauvaire, le réalisateur de Johnny Mad Dog, dont c'est le premier long métrage de fiction, a choisi de tourner le film au Liberia avec d'anciens enfants soldats et des enfants des rues. Avec Karine Nuris, coach de comédiens, ils ont vécu quasiment un an (de juin 2006 à mai 2007) avec les comédiens qu'ils ont choisis et formés.

Comment les acteurs ont-ils été choisis ?

Jean-Stéphane Sauvaire : En 2005, lors de mon deuxième séjour au Liberia, je me suis installé à l'Hôtel de France, un boui-boui à moitié hôtel de passe qui appartient à Kuku Dennis [un ex-lieutenant de Charles Taylor, ndlr]. C'était déjà une bonne entrée en matière. Il a été sensible à mon projet et il m'a beaucoup aidé, je crois que ça lui tenait à cœur. Son hôtel est un endroit où passent beaucoup d'anciens chefs de guerre. Ça m'a ouvert beaucoup des portes. J'ai fait le tour des différents quartiers avec une caméra vidéo, les gosses étaient prévenus. A chaque fois, il y en avait 40 à 50. Ils passaient un par un devant la caméra. Je leur disais de raconter ce qu'ils voulaient : à 99 %, c'étaient des histoires de guerre. Autant il y a une méfiance envers les journalistes, autant parler de cinéma a facilité les choses. Ce travail, avec les allers-retours en France pour convaincre la production qu'il fallait faire le film au Liberia avec d'anciens enfants soldats, a pris presque un an. J'avais choisi une quinzaine d'enfants. A chaque retour au Liberia, je retournais les voir. Une relation de confiance s'est installée. Ils n'ont pas l'habitude qu'on revienne.

Qui sont ces enfants ?

J.-S.S. : Ce sont des enfants des rues, livrés à eux-mêmes, sans famille ni liens affectifs. Dans la société libérienne, ils sont mal vus à cause de leur passé d'enfants soldats. Tous sont nés pendant la guerre, mais il est difficile de savoir leur âge exact. Certains sont trop jeunes pour avoir participé aux combats, mais ils ont vécu la guerre. Chacun a une histoire différente. Il y a une hiérarchie dans le groupe entre ceux qui ont combattu et ceux qui ont été des enfants de troupes, qui préparent à manger, transportent les munitions, etc. Certains ont combattu dans des camps opposés, d'autres des deux côtés. Au début, ils se sont jaugés, mais très vite, ils se sont serré les coudes : ils partagent le fait d'avoir combattu pour leur pays et d'être rejetés par leur société.

Etes-vous partis de leur expérience vécue ?

Karine Nuris : Non, pas du tout. Je suis partie du principe que je travaillais avec des acteurs qui sont des enfants. Au tout début, j'ai parlé une fois avec chacun en tête-à-tête de ce qu'ils voulaient : la plupart ont pleuré, un peu comme des éponges trop pleines, puis on est passé à autre chose. Le premier travail avec eux a consisté à travailler la concentration, car ils ne tiennent pas en place : s'asseoir sur une chaise pendant une minute, même s'asseoir tout simplement, était compliqué. Je leur ai fait faire des jeux comme 1, 2, 3 soleil ou des cadavres exquis : l'un commence une histoire, l'autre reprend et continue et ainsi de suite. Ils ont dû aussi apprendre à se faire confiance, par exemple en tombant en arrière les yeux fermés et en comptant sur les autres pour les rattraper. L'essentiel du travail passait par le corps.

J.-S.S. : C'était une expérience de vie, pas seulement d'acting. Une fois les acteurs choisis, on les a regroupés dans une maison, où ils ont vécu tous ensemble pendant presque un an, et nous avec. Tout était partagé : les courses, les tâches ménagères. Le matin, une moitié suivait des cours avec un instituteur et l'autre moitié travaillait pour le film. Et vice et versa l'après-midi. Réinsérer ces enfants, c'est attendre quelque chose d'eux, leur donner un travail, une place dans la société.

K.N. : Ils sont très travailleurs, leur marge de progression est énorme. Ce sont des enfants intelligents, qui apprennent très vite. Le héros du film, Johnny, par exemple. Il n'a mis qu'une semaine à savoir pleurer en moins d'une minute, seulement avec sa respiration, pas sur l'émotion. Dans une scène, il a sept pages de dialogue à apprendre : il les a mémorisées phonétiquement. Cela n'aurait servi à rien de toujours revenir à la guerre. Ce film, c'était comme un jeu pour ces gosses : on oublie souvent que dans «enfant soldat», il y a enfant. Ils ne sont pas bêtes, ils font tout à fait la différence entre la guerre, la réalité et un film de guerre. D'ailleurs, ils ont vu plein de films de guerre américains des années 80. Le Liberia, c'est un petit bout d'Amérique. Quand il a fallu trouver des noms de guerre pour le film, personne ne voulait de Rambo, ils trouvaient ça ridicule.

J.-S.S. : A ceux qui trouvent immoral de faire jouer leur rôle à d'anciens enfants soldats, je demande si cela n'aurait pas été encore plus immoral de demander à des gosses qui n'ont jamais connu cela de faire semblant de tuer d'autres enfants.

Comment s’est passé le tournage ? Comment ont réagi les habitants de Monrovia ?

J.-S.S. : La préparation a duré dix mois, mais il n'y a eu que six semaines de tournage. C'était très intense, mais tout s'est déroulé dans la bonne humeur, l'excitation et les fous rires. Il y a eu une émotion assez intense quand on a tourné sur le pont de Monrovia, parce que certains avaient participé à cette bataille (1). Il n'y a pas eu de problème parce que le gouvernement, et notamment le ministre de la Culture, a soutenu le film à fond : pour lui, ce qui s'était passé ne devait pas être un tabou, au contraire, il faut que le monde sache ce qui s'est passé. Ça a été plus compliqué avec l'ONU, qui a un mandat de sécurité dans le pays. L'importation d'armes est encore interdite, on a donc tourné avec des armes factices, des jouets. Il y avait aussi des inquiétudes sur les réactions de la foule : des voitures passaient, la veille du tournage, avec des mégaphones pour prévenir qu'il y aurait un film, que la guerre n'était pas de retour. C'est devenu l'attraction de la capitale et les acteurs étaient accueillis comme des stars.

K.N. : Dans la grande scène de foule, les gens ont joué le jeu avec un calme impressionnant. Pendant le tournage, ils couraient, tombaient, hurlaient. Et dès que c'était fini, ils reprenaient leur place en plaisantant. Pour eux, c'est important de montrer au monde ce par quoi ils sont passés. Ils s'appliquaient beaucoup. Tout comme les enfants, qui ont fait l'ensemble du tournage avec un seul exemplaire de leur costume sans jamais le perdre.

Que vont devenir ces enfants ?

J.-S.S. : On a créé une fondation pour qu'ils ne soient pas lâchés dans la nature. Ils ont un lieu où ils peuvent venir dormir, manger. Un éducateur est là pour les accompagner et on reste aussi en contact régulier avec eux. L'avenir reste quelque chose de très flou pour eux. Ils ont passé l'essentiel de leur vie au jour le jour : trouver à manger avant le soir et tâcher de ne pas mourir.

(1) Notamment Joseph Duo, alias «Chevy», rendu célèbre par une photo de 2003 où il saute en brandissant son lance-grenades. Il a participé au film comme comédien.

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