«On ne peut informer sans émouvoir»

par Isabelle Hanne
publié le 15 mars 2012 à 14h26
(mis à jour le 15 mars 2012 à 14h29)

Vingt ans après la disparition de l'Autre Journal , Michel Butel, 71 ans, donne naissance, au terme d'une longue gestation, à l'Impossible . Un mensuel petit format, souple et sans pub, financé par des souscriptions de proches.

C’est quoi, l’Impossible ?

C'est un journal, surtout pas une revue pour intellos avec, je sais pas, des sociologues, des anthropologues, des philosophes qui diraient l'état du monde. Tout n'est pas dans ce premier numéro, parce que c'est un peu un manifeste, mais, dès le prochain, il y aura les choses banales qu'il y a dans un journal. Je voudrais que ce journal se froisse, qu'il se dégrade vite, qu'on puisse le lire n'importe où. Pas que ça devienne un truc de luxe qui finit dans une bibliothèque, j'aurais horreur de ça. L'Impossible , ça doit être un «magic paper». Dans quelques mois, on y arrivera, ce sera magique ! Que chaque page soit une surprise. C'est notre ambition en tout cas, c'est pas évident.

Pourquoi ce titre ?

L'Impossible , j'en rêvais depuis des années, pour un livre. Mais j'ai décidé de donner mon titre au journal, on n'en trouvait pas d'autre. On avait pensé à l'Indien , mais ça faisait trop gauchiste aux cheveux longs à San Francisco. Ou le Passant, mais là ça faisait un peu je suis pas concerné. Et puis j'adore ce mot, «l'impossible». C'est comme une rubrique en soi : il étend la sphère du journal. On pourrait mettre le mot sur un tee-shirt et les gens le porteraient. Il y a aussi le côté rieur de la phrase de Churchill : «Tout le monde savait que c'était impossible à faire, puis un jour est venu un homme qui ne le savait pas. Et il l'a fait.» C'est comme faire un journal.

Ce projet était dans les tuyaux depuis des années…

On a failli le faire en 2004, mais ça n'a pas marché. Et puis j'ai eu un cancer. Mais un jour j'ai pensé : je vais y arriver, du point de vue santé, malgré la fatigue, malgré tout le temps que la maladie me vole, j'y arriverai. Après, c'est une succession de hasards. Il s'est surtout passé une chose capitale : on a rencontré Julie [Rousset, ndlr] , la maquettiste, qui a tout de suite compris le journal qu'on voulait. Pour une fois, j'avais quelqu'un en face de moi pour qui ce que je racontais, ce n'était plus n'importe quoi.

Qu’est-ce que vous lui avez dit, pour qu’elle comprenne ?

Je lui ai montré un quart de Monde découpé au cutter, que je trimballais tout le temps dans ma poche. Avec cette découpe, les photos étaient décadrées, elles sortent de la page, ça crée des accidents, et ça j'adore. Elle a compris tout de suite. Je ne voulais pas une maquette propre. T'as des gens qui mettent n'importe quoi pour s'habiller et qui ont une élégance folle. Tout à coup, on savait que la sortie était imminente. On se disait : ce sera après-demain, et non plus dans vingt ans. C'était très fatigant, pour nos proches, de nous entendre dire «on va le faire, on va le faire» , et on le fait pas… Parmi les gens qui m'ont encouragé, et ils ont été nombreux, André Rousselet [fondateur de Canal +, ndlr] m'a dit, à la façon brutale des chefs d'entreprise : «Butel, ne vous faites pas d'illusions : c'est le journal qui trouvera l'argent, pas vous. Alors faites-le sortir.» Il avait raison.

Depuis l’Autre Journal , vous aviez toujours en tête de refaire un journal ?

Jour et nuit. J'y ai pensé jour et nuit. Je ne suis pas non plus mono-je-sais-pas-quoi, je fais d'autres choses. Mais, c'est vrai, je pense au journal jour et nuit. Je voulais faire un hebdomadaire, pas un mensuel : je ne veux pas qu'on me ramène tout le temps à l'Autre Journal . Il vaut toujours mieux s'émanciper. C'est hyperchiant d'être un fils de. Le journal fils de l'Autre Journal , il vaut mieux qu'il se crée une image à lui. Et je n'ai pas renoncé : je compte toujours faire l'Impossible en hebdo.

Qui sont les contributeurs ? Qu’attendez-vous d’eux ?

Il y a vraiment toutes les générations. Certains sont hyperpolitisés, d’autres hyper-romantiques. Ma demande, elle est presque banale. Je voudrais qu’ils écrivent comme s’ils écrivaient une lettre. Quand tu écris à une personne que tu aimes, tu écris spontanément, tu déconnes, tu inventes des histoires, il n’y a pas cette espèce d’autocensure. Je voudrais que les écritures soient les plus singulières possibles. Si les journalistes y étaient autorisés, tout le monde aurait un style à soi. Mais les directeurs de rédactions croient qu’il faut formater. Les écritures libres, petit à petit, elles disparaissent, elles se ternissent, comme des corps qui vieillissent. Peu à peu, on cesse de penser qu’on va pouvoir enfreindre telle ou telle règle.

Et puis les gens ne savent pas forcément ce dont ils sont capables. Il faut être comme un coach face à un sportif, comme un metteur en scène avec un comédien. Faut donner confiance, faut aimer quelque chose en chaque personne. C’est ça, être un directeur de journal. Je vois pas à quoi d’autre ça sert, ou alors à déjeuner.

Et quelle place donnez-vous au lecteur ?

Elle est centrale. C'est bien joli de faire des journaux avec de la pub, mais un journal marche avec ses lecteurs. Quand il ne restera que la pub, il n'y aura plus de journal. Mais les patrons pensent à l'envers. C'est comme si vous alliez au théâtre, et qu'on vous disait: «Bonsoir, on va essayer de faire la pièce que vous aimez.» C'est pas la question que se posaient Shakespeare ou Beckett, et, curieusement, pour eux, ça marche mieux que pour le Monde ou Libé . Et c'est pas parce que l'argent manque, et pas parce que le talent des journalistes manque. Pour moi, le lecteur, c'est n'importe qui, avec qui on peut commencer une conversation. En donnant une sorte de dignité à des choses qui soi-disant n'en ont pas, même à des événements glauques. Il faut trouver les mots qui maintiennent une forme d'espérance. Sans tricher : j'invente pas une planète Bisounours. Aujourd'hui, si on lit page par page un journal, on perd la tête, on se flingue. Tout va mal partout, partout. Mais on peut dire ces choses d'une façon différente. Les faire comprendre autrement. Bouleverser, c'est pas dégrader, c'est pas avilir.

Un journal, c’est comme la littérature : elle est terrible, mais elle ne nous empêche pas, c’est le moins qu’on puisse dire, de vivre. On n’apprend rien aux gens avec une langue morte. Les parents le savent, les enseignants le savent. On ne peut pas informer sans émouvoir : les journaux seraient vivants ; ils sont morts. Bon après il faut que j’arrête, je vais passer pour le salaud total, mais j’y crois, j’y crois vraiment. C’est pas de la polémique. Le journal, il faut qu’il soit autre. Il faut qu’on sente le désir, la folie. On est sur Terre trois secondes et demie, c’est pas pour dormir partout, dormir au théâtre, dormir au cinéma, dormir devant le journal.

L’Impossible , 5 € en kiosques

_ À partir du 22 mars en librairie.

Paru dans Libération du 14 mars 2012

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