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Libération

Oulipo mon fils en costume !

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 8 novembre 2010 à 9h55

Noircir un journal sans, façon la Disparition , qu'il y ait un rond pas tout à fait clos, fini par un trait horizontal ? Fait ! Oui, dans la phrase précédente, point de «e», comme dans le livre phare de l'Oulipo écrit par Georges Perec. Lequel Ouvroir de littérature potentielle célèbre ses cinquante ans, créé le 24 novembre 1960 par Raymond Queneau et compagnie. Cinquante piges de littérature à contraintes, ça se fête. Comment ça, qu'on arrête de parler de trucs chiants ? Déjà, ça fait dix fois qu'on vous dit de ne pas intervenir dans nos articles et… quoi ? Qu'on vous parle plutôt des trucs cons de la télé ? D'abord on fait ce qu'on veut, et ensuite, c'est prévu, nous allons vous entretenir de la nouvelle télé-réalité de TF1, Qui veut épouser mon fils ? , diffusée le vendredi à 22 h 25. Une œuvre audiovisuelle à ce point outrancière qu'on sait bien qu'elle a été conçue dans le seul but de faire ricaner les gros malins aux dépens des balourds de candidats. Et avec un Oulipo dans la tronche ça va mieux ? Mais il faut une vraie contrainte. Cet article sur Qui veut épouser mon fils ne s'interdira pas une lettre, ni même un mot, mais tout un tas, tels : daube, trash, connard, pouffiasse, morue, honte de l'espèce humaine, dégradant, racoleur ou encore résidu de fausse couche. Et les 3,7 millions de téléspectateurs (24 % de parts d'audience) qui ont vu la première de l'émission mesurent la difficulté du défi.

Fils de…

Mots interdits : bas de front, crétin congénital, bande de nazes, tête de nœud avariée.

Soit cinq jeunes, heu, hommes (punaise, c'est dur) que, lassées de les entretenir, leurs daronnes veulent voir quitter le nid. Soit une chaîne soucieuse de guérir ce mal du XXIe siècle qu'est la solitude en fournissant à ces célibataires des épouses, oui mais -et c'est là l'idée, heu, géniale de TF1 (punaise, c'est super dur) - qui devront également convenir aux mères. Ainsi Florent, Marseillais vendeur en plomberie ( «et aussi le soir, je fais des chtrip-tchease» , il parle comme ça, Flo) ; Alban, titulaire d'un Capes de DJ ; Alexandre conducteur de bus et «geek» (genre, il bricole des ordinateurs avec une perceuse) ; Benjamin, l'homo du lot (sa mère : «Pour moi, c'était normal, petit, il était déguisé tout le temps» , forcément c'est un signe) et Giuseppe. Bon, Giuseppe, TF1 veut nous forcer à le détester mais on résiste. C'est pas facile. Car c'est un savant mélange entre Rocco Siffredi, Jean-Claude Van Damme et une valise sans poignée. A 39 ans, il esclavagise sa mère («Tu me feras les souliers, et pas comme la dernière fois») mais avec ses prétendantes, c'est un esthète : «Je fais très attention à l'aspect physique : poitrine, souliers, dentition.» Il a des valeurs : «Moi, je dois avoir mon rôle d'homme et elle, son rôle de femme» ). Et drôle avec ça : «On m'appelle l'éléphant, et pas forcément à cause des oreilles.» Une Clara dont le silicone n'a pas tout à fait comprimé le cerveau : «Pour ta trompe ?» Lui : «Nooon, pour la mémoire !» Vous l'avez compris, Giuseppe est un sacré spécimen que nos contraintes oulipiennes nous interdisent de qualifier.

Mères de…

Mots interdits : vieille peau, œdipe, Botox, tromblon, embrasser un poulpe, matricide.

Sociologues, TF1 vous mange la laine sur le dos : «Le phénomène Tanguy est un véritable fait de société, énonce la docte voix-off, des centaines de mère en détresse ont fait appel à nous.» Coïncidence, sur les cinq sélectionnées, toutes portent moult perlouzes, force fourrures et corsages panthère. Et partagent ce même amour pour leur fils légèrement au-dessus du raisonnable. Corine couvant son Florent : «Je pense que j'aurais pu aussi être une prétendante.» Quant à Alban, «c'est dans les bras de sa mère qu'il est le plus heureux» . Heu, Jocaste, c'était pas interdit ? Car voilà qu'au soir de la première sélection de brus, mères et fils partagent non seulement la même chambre d'hôtel mais en plus le même lit : «La complicité qui unit un fils à sa mère» , dit la voix off. On n'est pas obligé de coucher ensemble, maman ? Enfin il y a Marie-France, vous avez deviné, la Marie-France de Giuseppe. Pragmatique quand il tord le nez sur une blonde : «Ça fait rien, tu la fais teindre en brune.» Experte : «Elle a la bouche refaite et de la pigmentation aux sourcils.» Et aussi classe que sa valise sans poignée de fils : «Y a qu'une chose qui m'a plu chez elle, c'est son sac à main.»

Photo TF1

Filles de…

Mots interdits : pouffe, pétasse, marie-couche-toi-là, maladies vénériennes, travelo.

Pour séduire les célibataires, la Une a mis les prétendantes sur leur 31, dans des tenues dont le décolleté commence au cou pour se terminer aux chevilles. Ce sont des Cindy, des Sandy, des Samira et aussi des William car TF1 est une chaîne moderne qui foule au pied les conventions bourgeoises. Chacun des fils a droit, sans sa mère, à une soirée avec ses élues. Et ça va vite. Ainsi, convoité par les donzelles, notre méridional Florent s'est «sentchi comme un stcheack haché» . Ainsi Alban, tombé sous le charme de l'effeuilleuse Cindy (heu, Cindo, non?) et de son numéro : «Alban est hypnotisé par le strip-tease de Cindy» , décrypte la voix off. Et pour qu'on comprenne bien qu'Alban est très très hypnotisé, la délicate production colle un plan de l'obélisque de la Concorde. Turgescent, l'obélisque. Quant à Alexandre le geek, donc puceau en langage TF1, il a fait une touche avec Sarah qu'il exprime dans son langage si particulier : «C'était vraiment très réciproque, j'pense qu'elle avait envie de m'embrasser aussi bien moi que elle.» Giuseppe, bien sûr, a droit aussi à son plan de l'obélisque, après qu'une créature a glissé subrepticement sa langue dans sa bouche. Un Giuseppe qui n'aura pas manqué, au milieu de la soirée, de déclencher une échauffourée avec Audrey un peu trop bavarde à son goût : «T'es là, tu manges et tu te tais.» Elle n'a pas apprécié : «Le tchype [oui, elle parle comme Florent, ndlr], il se prend pour un beau gosse, le tchype, c'est un Pierrafeu.» Il finira par la traiter de «boudin» , mais l'insulte qu'elle lui sert en retour, on ne saura jamais si c'était «connard», «trouduc» ou «putain, mais qu'est-ce que je fous dans cette émission de merde, je croyais que c'était une chaîne respectable, moi!» TF1 a préféré la faire disparaître d'un «bip» très oulipien.

Paru dans Libération du 06/11/2010

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