Critique

Paire de manches

par Didier Péron
publié le 18 juin 2008 à 3h55

Pour résumer l'argument de la Personne aux deux personnes, on peut dire que c'est l'histoire d'un employé ringard dans une société de gestion qui, après avoir été percuté par une bagnole, se réveille du choc avec un chanteur de variété qui fait du bruit dedans sa tête. Jean-Christian Ranu (Daniel Auteuil), qui est bloqué dans les années 70 et la naphtaline Pompidou, toujours habillé d'immondes costumes pattes d'eph en velours marron, a soudain le cockpit investi par l'intrus Gilles Gabriel (Alain Chabat), une «star» des années 80 qui a surtout connu un pic de gloire avec son single Flou de toi(«Comme deux amants, comme deux aimants/J'étais le moins, t'étais le plus/Faut que je fasse le point, j'suis plus focus»).

Après avoir vainement essayé de faire taire cette voix qui ne comprend pas elle-même ce qu'elle fabrique dans ce corps inconnu, les deux entités décident de faire bon ménage. Gilles Gabriel pense même que là où il est, c'est-à-dire immatériel mais toujours bavard, il peut coacher avantageusement Ranu et lui permettre d'avancer dans la hiérarchie (on le menace d'un poste à Bucarest) et surtout de conquérir le coeur de la refroidissante Muriel Perrache, businesswoman très à cheval sur la capacité de leadership de ses subalternes.

Satire. Les auteurs de cette comédie hors normes sont les deux trublions Nicolas et Bruno (lire leur portrait en dernière page), connus des habitués de Canal + pour leurs Messages à caractère informatif, qui détournaient films d'entreprises et spots institutionnels du monde entier, puis leur feuilleton le Bureau, version française de The Office, incursion dans la chouette promiscuité anxiogène du secteur tertiaire. Ils étaient les scénaristes de la version ciné du 99 F de Beigbeder et il était question qu'ils le dirigent avant que la production ne juge plus prudent ou rentable de confier les manettes à Jan Kounen.

Mais entre la satire de l'univers de la pub (dans lequel ils ont baigné, puisqu'ils étaient «créatifs» dans la même agence que Beigbeder) et ce film bizarroïde sur l'entreprise et la culture libérale de la performance, on retrouve la même obsession quasi morbide d'un univers vidé de sens et rempli de signes ou de codes absurdes. La parole n'existe plus que sur le mode du slogan, du sabir préenregistré, du disque rayé, les comportements sont dictés par les caprices du marketing de la mode et la gestion cynique d'un narcissisme partout et tout le temps flatté et mortifié.

Bouffon. La figure du lèche-bottes patronal, ridiculisé dans le film de Kounen, devient ici à travers le cas de l'employé dissocié Ranu/Gabriel un individu faible, laid, mais relativement attachant. Parce que ses efforts pour s'adapter aux exigences du paraître et de la gagne qui structurent son entreprise, la COGIP-Défense («une passion commune et unique : la gestion comptable institutionnelle et patrimoniale au quotidien»), à force, dégradent tout le monde et lui procure une aura de bouffon iconoclaste.

Mais comme chez Debord, il n'y a pas ici d'extériorité possible au règne des simulacres. Le rêve consumériste intégral (promu par la pub) et le cauchemar de la standardisation (épinglé par le film) relèvent d'un même monde et le film raconte aussi comment on peut dompter cette schizophrénie.

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