Peter Molyneux, le grand fabulateur

Bientôt quinqua mais toujours gaffeur, Peter Molyneux, l’inventeur anglais du genre «God Game» rêve avec «Fable II» d’unir tous les publics du jeu vidéo.
par Olivier Seguret
publié le 20 janvier 2009 à 14h46

Un chien. C'est peut-être sous la forme de chien que l'un des plus beaux jeux vidéo de l'année 2008, Fable II , passera à la postérité. Ce n'est qu'un chien ordinaire, avec une bonne tête de bâtard. Il ne dispose d'aucun superpouvoir, ne parle même pas. Il court après les balles et il est fidèle au héros, avec lequel le joueur se confond. C'est un chien banal mais il dit énormément de choses de son créateur, Peter Molyneux, citoyen britannique de 49 ans qui figure parmi la très short list des développeurs les plus réputés du globe – et l'un des très rares à avoir décroché, ès qualités, une Légion d'honneur dont il est encore tout fier.

Ce qui est fondamental et nouveau avec ce chien, c'est qu'il n'a pas réellement d'autre d'importance dans le jeu que d'être un bon compagnon. Il est là et c'est tout. Mais c'est cela qui fait tout le style, la fraîcheur et la tendresse de Fable II , un titre qui ne cesse, depuis sa sortie, en octobre, de récolter les plus élogieuses critiques. On pourra objecter à cet unanimisme que le jeu vidéo est un monde de fanboys dépourvus de jugeote mais débordants de préjugés, qui porteront aux nues n'importe quel jeu signé Molyneux. Ce serait oublier à quel point Fable 1 a été mal reçu et passer à côté de la bonne question: pourquoi donc Molyneux jouit-il d'une telle réputation ? Disons que c'est à la fois pour son talent créatif brut et pour son génie de la gaffe.

On le tient d'abord pour le fondateur d'un genre, le «god game» . Le god game est en principe un jeu de gestion et de simulation, dans lequel le joueur est placé en position de démiurge omnipotent. Les fameux Sims , créés par Will Wright dix ans plus tard, sont les descendants directs de cette trouvaille séminale. «La plupart des god games ne fixent aucune condition explicite pour une "victoire" finale mais proposent différents niveaux de succès. C'est capital parce qu'en l'absence d'objectifs précis, le joueur éprouve une plus grande liberté» , explique Molyneux, qui en développa la recette avec Black & White ou, Theme Park , énorme succès des années 90.

Pourtant, en se lançant dans l'aventure de Fable , il délaisse complètement le genre god game au profit du RPG ( Role Playing Game ou jeu de rôles), chasse jusqu'ici bien gardée des développeurs japonais et américains. Au passage, il a aussi abandonné le studio Bullfrog dont il était un cofondateur, pour en créer un autre, Lionhead , désormais propriété de Microsoft. Cela étant, Molyneux ne s'est pas contenté d'endosser passivement les traditions du RPG. Il va faire subir au genre une révolution copernicienne, y injectant notamment des concepts moraux . C'est la grande obsession, le grand art et la marque de fabrique de Molyneux : jouer avec la conscience du joueur. Toute action a un sens et un impact : ici, le joueur est libre d'agir bien ou de faire le mal, mais ce choix aura, à chaque occasion, des conséquences. Dans le premier Fable , cette belle idée reposait comme une princesse endormie, à l'état de brouillon génial mais théorique. Dans le second, elle s'épanouit pour produire un jeu aux immenses possibilités, dans lequel le joueur héros peut réellement se construire dans la durée une vie unique et complexe, parmi des milliers envisageables.

On aura peut-être compris que la grande différence entre Peter Molyneux et ses frères développeurs (même les plus doués, même ceux qui lui sont incontestablement supérieurs), c'est la hauteur de sa réflexion. Et c'est précisément ce qui lui est parfois reproché par la communauté gamer, où il passe souvent pour un intello génial qui ne tient pas ses promesses. Peter Molyneux, en effet, ne sait pas tenir sa langue et ses mots courent plus vite que ses actes. Tout le malentendu autour de Fable I vient de là : pendant tout le développement du jeu, Molyneux n'a cessé de ­rouler tambour, abreuvant les joueurs de déclarations mirifiques sur ses intentions… La réalité de ses moyens et des techniques de l'époque ont brisé les ailes au jeu que le rêveur avait imaginé.

A discuter avec lui dans un grand hôtel londonien, on comprend surtout que les plus grands péchés de Molyneux sont l'imagination et le goût de la conversation. Depuis ce jour de 1973 où, ado, il a découvert Pong , le pionnier des jeux vidéo ( «une énorme émotion, toute ma vie a changé à cet instant» ), le jeu est un monde sur lequel son imaginaire ricoche chaque seconde, au risque de bifurquer très loin des discours corporate calibrés. C'est pour cette raison, se justifie-t-il avec une mine désolée, qu'une sorte de fliquesse en «relations publiques» le surveille pendant ses interviews. «J'apprends à me maîtriser mais il m'arrive encore de faire des déclarations contradictoires , s'excuse-t-il presque, en jetant aussitôt de l'huile sur le feu : «C'est tout le problème de ce monde du jeu vidéo, où l'argent et les médias produisent un système très normatif… Quand je pense qu'il n'y a pas si longtemps, c'était le royaume des objets de mauvais goût : on tuait des bébés et on gagnait sa place à la une des journaux ! Je remarque qu'au cinéma aussi, le code Hays est venu assez tard. Et je remarque encore que c'est souvent avec le goût américain, ou plutôt son dégoût pour la moindre évocation sexuelle, que l'industrie rencontre des problèmes, comme ça a été le cas avec la série des GTA .Mais comment faire pour éviter ces représentations : les femmes ont des seins ! Non ?» Euh… Si.

F aire passer le jeu à l'âge adulte sans renoncer en rien au merveilleux : c'est l'autre utopie réaliste que l'intrépide Molyneux a fixée sur son horizon. Faire tenir ensemble les publics de l'homme, de la femme et de l'enfant constitue aujourd'hui son objectif cardinal. «L'industrie a clairement échoué sur ce point. Pourtant, ce que le jeu dit sur notre monde, sur notre société, nous concerne tous.» Bien sûr, il revendique pour le jeu vidéo une place dans la sphère artistique. « C'est une forme d'art, cela ne fait aucun doute pour moi, mais à quoi sert-il de le proclamer si tout le monde n'y a pas accès ? Je pense même que le jeu peut-être libérateur, mais c'est parce que je suis un pas trop mauvais joueur que je le pense. Comment faire partager cela à ma femme ? A tous ceux qui craignent que leur manque de dextérité soit un handicap ?» Ce souci de l'accessibilité a conduit Molyneux à travailler bien plus profondément les techniques de narration pour Fable II que d'ordinaire. Pour la première fois, il s'est entouré de professionnels hollywoodiens du storytelling et de la direction d'acteurs.

Si on propose à Molyneux une pilule expérimentale où est engrammé le logiciel d'un jeu chimique, il promet de l'avaler sans hésitation, quels que soient les risques : «Je crois à tous les futurs du jeu. D'ailleurs, je crois beaucoup au casque virtuel qui vient d'être inventé et que j'ai testé. Génial ! Même s'il m'a fait vomir…» . Oups, encore un mot incontrôlé !

Paru dans Libération du 20 janvier 2009

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