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Libération

Pierre Lescure, des intérêts en question

par Sophian Fanen
publié le 24 mai 2012 à 17h19
(mis à jour le 27 mai 2012 à 14h15)

À Écrans.fr, on avait râlé (au bas mot) lorsque Denis Olivennes, alors PDG de la Fnac après avoir été directeur général de Canal+ France, avait été nommé à la tête de la commission qui a préconisé la riposte graduée. On avait aussi déploré le choix de Patrick Zelnick, patron de la maison de disques Naïve, pour mener le rapport «Création et Internet» . Ces deux hommes venaient du sérail pour discuter avec le sérail, avec toutes les questions associées sur leur indépendance d'esprit et leur perméabilité aux discours des lobbys du secteur.

Cette situation risque bien de se reproduire à nouveau, mais cette fois du côté de la gauche, si la nomination de Pierre Lescure est confirmée à la tête de la commission qui doit mener la concertation sur le fameux «Acte II de l'exception culturelle». «Cela signifie que la section politique de l'oligarchie gouvernante n'a vraiment rien compris aux conditions élémentaires de la restauration de la dignité du politique» , déplorait ce matin sur son blog Philippe Aigrain, penseur des échanges libres sur Internet.

Car Pierre Lescure est lui aussi un homme du sérail, proche des milieux du cinéma et de la télévision, et des questions se posent en fouillant la liste de ses mandats en cours. Sa page Wikipédia en mentionne certains, mais elle n'est pas à jour. D'après nos informations, Pierre Lescure n'est plus membre du conseil de surveillance de la société éditrice Le Monde , ni administrateur de Thomson SA (devenu Technicolor). Mais il reste partie prenante des intérêts de plusieurs autres entreprises qui pourraient être amenées à participer aux discussions à venir sur la culture à l'ère numérique, voire à y défendre carrément leurs intérêts.

Lagardère. Pierre Lescure est membre du conseil de surveillance du groupe jusqu'en 2014, et à ce titre nommé au «comité des nominations et des rémunérations» de l'entreprise. Ce conseil est «un organe non-exécutif ayant pour mission de veiller au bon fonctionnement d'une entreprise et d'en rendre compte aux actionnaires» , comme le dit bien Wikipédia. Mais Le groupe Lagardère possède des éditeurs de livres via Hachette (Grasset, Stock, Le Livre de poche, Larousse...), qui seront partie prenante des discussions sur le livre numérique. Toujours selon nos informations, Pierre Lescure suspendrait ou quitterait le conseil de surveillance s'il prend la tête de la commission sur l'acte II.

Havas. Pierre Lescure est membre du conseil d'aministration , avec un mandat qui court jusqu'en 2013. Le groupe Havas s'occupe de publicité et de conseil en marketing sur tous les canaux, mais il est aussi investi, via sa filiale Euro RSCG, dans BETC, une agence de publicité qui s'est fait une spécialité du placement de musique dans ses spots (souvenez-vous, la pub Air France avec l'avion qui se pose sur un disque vinyle, c'est eux). BETC Music édite aussi des compilations de ses titres préférés et travaille de près avec le monde de la musique. Ses dirigeants sont financièrement liés à Green United Music , une maison de disques (The Shoes, Herman Düne, Woodkid) qui fait également beaucoup de placement de musique au cinéma et dans la publicité. Des liens qui ne sont pas directs avec Pierre Lescure, mais qui restent incompatibles avec une mission qui aura des impacts sur l'économie de la culture.

Technicolor. Si Pierre Lescure a bien quitté en février 2010 le conseil d'administration de l'entreprise, spécialisée dans la fabrication de DVD ou de jeux vidéo mais aussi dans les solutions techniques de streaming ou de catch-up pour la télévision, il reste membre du «collège des personnes qualifiées» de la Fondation Technicolor pour le patrimoine du cinéma . Cette structure s'est spécialisée dans la restauration de films et a notamment travaillé ces dernières années sur Le Voyage dans la Lune de George Méliès. De belles choses, mais un lien de plus avec le monde du cinéma, qu'il faudra convaincre pour sortir du tout-répressif en matière d'échanges en ligne.

Nagra-Kudelski. Pierre Lescure est membre du conseil d'administration du groupe suisse ; son mandat a été renouvelé pour un an le 15 mai. Peu connue du grand public, cette entreprise s'est fait un nom dans la prise de son et équipe encore aujourd'hui beaucoup de radios et de plateaux de tournage. Mais ce qui nous intéresse surtout, c'est que Nagra-Kudelski vend également des solutions techniques de streaming et de vidéo à la demande , en plus de solutions de «sécurisation de contenu» (dans la famille des DRM). Il fait aussi dans le suivi de droits d'auteurs dans l'univers connecté (en clair, il est capable de déclencher des micropaiements au fur et à mesure de la vie d'une œuvre en ligne), un enjeux majeur des années ultra connectées à venir. Dans son rapport annuel 2011 , le groupe Kudelski vante son «expérience unique dans la lutte contre le piratage, sous toutes ses formes, dans le domaine de la TV numérique» .

Si Pierre Lescure est nommé à la tête de la commission sur l'acte II, il aura bien pour mission de s'attaquer à la télévision connectée. Et l'Hadopi, dont la réforme sera au cœur des discussions, surveille autant les échanges de films que de musiques. Quant au développement de l'offre légale -- une des principales missions de la commission --, il devra se faire dans ces deux domaines pour être pertinent. S'il est choisi, Pierre Lescure pourrait quitter Nagra-Kudelski à l'issue de l'état des lieux du système anti-piratage actuel, lorsque seront abordées les solutions techniques à adopter pour le futur.

Viennent ensuite des mandats qui peuvent être écartés d'un éventuel conflit d'intérêt mais n'en étendent pas moins les réseaux de Pierre Lescure. Il est le directeur artistique du théâtre parisien Marigny, dont le bail confié à François Pinault (Groupe PPR, patron notamment de la Fnac) a été renouvelé par la mairie de Paris fin 2011. Il est aussi codirigeant de l'entreprise Audionamix , qui a mis au point une solution technique qui permet d'isoler et de nettoyer toute piste sonore même dans un mix déjà mastérisé (et donc indissociable). Audionamix travaille beaucoup pour le cinéma ( La Môme, Inception... ) et la télévision.

Enfin, sa société de production de films AnnaRose n'est plus active, et We Never Sleep, une société de conseil qui travaillait beaucoup sur la musique (il y était associé à Gilbert Marouani, qui fut l'éditeur des premiers succès de Francis cabrel) est également éteinte et n'est pas sociétaire de la Sacem.

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