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Libération

Pinterest, sage comme des images

par Camille Gévaudan
publié le 23 mars 2012 à 10h28
(mis à jour le 23 mars 2012 à 11h25)

C'est le printemps sur le web européen : de blogs en portfolios, partout fleurissent de petits boutons rouges à la typographie délicate. Rangés aux côtés des inamovibles «J'aime» de Facebook et «Tweeter» de Twitter, ils lancent à l'internaute une drôle d'invitation : Pin it . Le réseau social dont ils sont issus est encore si confidentiel en France que l'expression n'a pour le moment aucune traduction officielle. On pourrait dire «Épinglez-moi». Ou, pour être ici plus clair : «Partagez-moi sur Pinterest».

Quand on clique sur ce petit bouton, Pin it , une fenêtre s'ouvre en pop-up et liste les images affichées sur la page web qu'on était en train de visiter. On sélectionne celle qui a retenu notre attention, on ajoute deux lignes de commentaires dans le champ prévu à cet effet, puis on confirme. Et voilà, l'image est partagée. Elle vient de rejoindre les dizaines d'autres images qui composent notre board personnel sur Pinterest.com, et fera briller les pupilles de tous les contacts qui la verront apparaître en se connectant au site.

Pinterest n'est pas le dernier-né des réseaux sociaux, mais il est incontestablement le plus branché du moment. Il est né fin 2009 dans les labos d'une start-up californienne (évidemment) et est longtemps resté en version d'essai (bêta), avant de se voir mentionné dans la liste des «50 meilleurs sites de 2011» du magazine Time , en août dernier. L'effet fut immédiat : Pinterest a doublé son trafic en quelques semaines, puis gardé un rythme de croissance impressionnant (autour de +50% chaque mois) pour atteindre aujourd'hui 16,2 millions de visiteurs uniques mensuels. Tous sont déjà inscrits sur Twitter et/ou sur Facebook (c'est obligatoire pour s'inscrire sur Pinterest)... Que peuvent-ils donc encore avoir à se dire sur un énième réseau social ?

En réalité, ils ne se disent rien du tout. Pinterest est un réseau muet, qui laisse toute sa place à l'image dans une interface minimaliste. On y «épingle» ses meilleures trouvailles visuelles comme des Polaroïds sur un tableau de liège, on admire les découvertes de ses amis, on fait défiler les pages et on se laisse envahir par les formes et les couleurs. On flâne, loin du tumulte assourdissant de Twitter et Facebook. Ici, la photo amusante d'un plongeur et d'un requin se tapant dans la main (et la nageoire) comme de vieux copains. Là, une animation choupinette en 3D dont les héros sont des moineaux. Mais surtout, des gâteaux. Des bonbons. Des bijoux. Des sacs. Des peluches. Du tricot. Des chats. Des bébés. Des colliers de nouilles. Des cartes de la Saint-Valentin. Des dragées de mariage. Horreur ! Pinterest est un site de filles !

Une étude l'a récemment confirmé : 80% des utilisateurs réguliers sont des utilisatrices, et une proportion similaire a entre 25 et 55 ans. Ces femmes-là se sont appropriés Pinterest comme les jeunes ont adopté la plateforme de blogs Tumblr. Les deux sites ont de nombreux points communs : leur interface est minimaliste, on y poste des contenus simples et courts, on peut y «suivre» d'autres utilisateurs pour découvrir leurs propres créations en page d'accueil, et quand l'une d'entre elles plaît particulièrement, on la copie dans son propre flux en «rebloguant» ou «réépinglant» d'un seul clic.

La diffusion et la démultiplication de ces images chipées ailleurs sur le web sont d'ailleurs tellement simples que Pinterest commence à courir sur les nerfs de nombreux producteurs d'image -- notamment les photographes -- qui l'accusent de parasitisme , voire de contrefaçon : les images épinglées sont en effet censées renvoyer vers leur site d'origine via un lien, mais celui-ci n'est pas obligatoire... Et de toute façon, personne ne clique dessus. Dans une majorité des cas, pourquoi s'embêter à visiter le site du créateur quand on a déjà la photo sous les yeux, en grand format et joliment mise en valeur, sur Pinterest ? Le réseau a répondu en créant un petit bout de code ( ) que l'on peut intégrer à son site pour empêcher les images d'êtes aspirées sur Pinterest.

Ancêtre de Pinterest, donc, Tumblr est aujourd'hui devenu un repaire de geeks : il regorge de gifs animés, de «lol cats» et de montages photo ultraréférencés qui ne parlent qu'aux initiés. Face à cet univers imperméable, Pinterest représente en quelque sorte la revanche des newbies , de tous ces internautes dont la vraie vie occupe une plus grande plage horaire quotidienne que le surf. Les photos de loisirs créatifs -- scrapbooking, crochet, couture, pâtisserie... -- y sont omniprésentes, et l'esthétique souvent vintage (à la mode d'Instagram, l'application pour iPhone) ou sursaturée de couleurs vives filera des indigestions aux esprits les moins girly .

Heureusement, il reste possible, en s'appliquant bien, de passer à travers les mailles de ce diabolique filet de barbe à papa. On prend soin de ne s'abonner qu'aux images des copains et aux «Pinteresteurs» les plus sobres : photos de voyage, bandes dessinées, architecture. Puis on reposte la photo d'un irrésistible chapeau pour chat en forme de lion qui nous a fait plier de rire. Et un gâteau déguisé en briques de Lego aperçu au détour d'un flux -- c'est pas pour le gâteau, hein, c'est pour les Lego. Et d'irrésistibles cupcakes Harry Potter vus en page d'accueil. Une recette pour faire de la pâte à modeler maison avec des colorants alimentaires pastel. Quelques heures plus tard, on a téléchargé 2 patrons pour faire des dragons en crochet (alors qu'on n'a jamais fait de crochet) et on a furieusement envie d'organiser un goûter d'enfants (alors qu'on n'a pas d'enfants) sur le thème du lapin de Pâques, juste pour essayer ces œufs multicolores en pâte d'amande dont la photo était si appétissante. Complètement addictif et contagieux, Pinterest a gagné.

Paru dans Libération du 22 mars 2012

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