«Playlist» secoue les puces

par Marie Lechner
publié le 5 février 2010 à 10h42

Sous un parapluie, un vieil ordinateur Intel gris, rebut des années 80, demande l'aumône : «Quelques pièces pour un pauvre ordinateur.» Le message défile en boucle sur l'écran du 386 DX, tandis qu'il chante dans une voix de synthèse chevrotante à fendre le cœur Love Me Tender . Face à lui, l'un des plus anciens jeux vidéo d'arcade, Pong , le légendaire jeu de tennis stylisé de 1972, barré d'un «out of order» : sur l'écran, la trajectoire de la balle a l'air bizarrement erratique.

L’exposition «Playlist», qui se tient jusqu’au 17 mai à Laboral, imposant centre d’art et de création industrielle sis dans les Asturies, est tout sauf un cimetière de médias morts pour geeks nostalgiques. Plutôt une arcade qui a perdu la boule, peuplée de technologies zombies qui renaissent sans cesse de leurs cendres. Déployé dans l’espace expérimental voué aux cultures numériques - Mediatica Expandida - récemment inauguré, «Playlist» explore la manière dont les artistes ont dépoussiéré les technologies obsolètes et consoles de jeu vintage, révélant leur potentiel musical et développant une culture visuelle originale, haute en couleurs.

On divague dans l'ambiance électrique, au milieu des «blip blip» frénétiques, des pixels psychédéliques, des glitchs (défaillance électronique) et scratchs. Mike in Mono fait faire l'impossible à sa Sinclair ZX Spectrum, transformant l'ordinateur domestique en infernale boîte à rythme visuelle. Dragan Espenschied détourne la Gameboy Camera pour créer un fanzine de BD basse résolution. Paul Slocum transforme son Commodore 64 en synthétiseur, les touches du clavier mimant celle d'un piano.

Aussi indispensable que la guitare dans un groupe de rock, la vieille Gameboy, console portable lancée par Nintendo en 1989, est devenue l'instrument fétiche de la scène chiptune sur laquelle se focalise l'exposition. Cette «musique de puce» (synthétisée en temps réel) trouve son origine dans les pratiques de hackeurs, qui se sont mis en tête de faire chanter les microprocesseurs. Passionnés de beats et de bits, ils se sont appropriés les plateformes de jeux agonisantes, leur découvrant des usages insoupçonnés, faisant un style de leurs limitations techniques et bugs.

La chipmusic combine l'art du détournement du hip-hop et l'énergie primitive du punk, son sens de la réduction et son esthétique do-it-yourself (DIY). Si elle n'est pas devenue exactement la «prochaine étape dans l'évolution du rock'n'roll» , ni la  «folk de l'ère numérique» comme l'avait prédit au magazine Wired l'ex-manager des Sex Pistols, Malcolm McLaren, elle continue de prospérer dans l'underground.

Ses sonorités brutes, kitsch, clinquantes séduisent un public essentiellement masculin qui, chaque année, se réunit à New York pour le Blip Festival, rassemblant la crème du genre (Nullsleep, Bit Shifter, Bubblyfish…). Trois nuits de 8-bit euphorique et éclectique, où la Gameboy s’accommode de la guitare et de la batterie dans un tourbillon visuel.

Plus que de la nostalgie, le commissaire de l'exposition, Domenico Quaranta, y voit un acte de «résistance créative, subversif et politique.» Une manière de boycotter «l'upgrade» permanent sur lequel est fondé le modèle économique depuis les années 20, l' «obsolescence planifiée» des produits électroniques obligeant le consommateur à acheter la nouvelle version, un peu plus performante que la précédente, comme le constate Matteo Bittanti, chercheur en nouveaux médias (1).

Tandis que naît Micromusic.net, première communauté vouée à la chipmusic, et que paraissent les premiers logiciels permettant de transformer la Gameboy en séquenceur de poche, au même moment, des artistes réinventent des médias désuets, mettant au point des aberrations poétiques. Ainsi l'étrange compagnie créée en 1998 par l'artiste autrichien Gebhard Sengmüller, intitulée Vinylvideo , qui a conçu un outil fantaisiste permettant de lire les signaux vidéos stockés sur un disque vinyl conventionnel. Ce que lit le diamant est traduit en image et son crapoteux sur un téléviseur noir et blanc. La même année, Alexei Shulgin transforme un ordinateur limité (le 386 DX) voué à la décharge en robot chanteur cyberpunk.

Le recyclage et le DIY sont devenus les maîtres-mots des pratiques artistiques contemporaines. André Gonçalves a assemblé son Pong analogique avec de vieux ventilateurs de PC en guise de raquettes. Leur souffle contrôle la trajectoire hésitante d'une balle de ping-pong. Les jouets musicaux, pistolet galactique et autre Dictée magique , récupérés aux puces ou dans les poubelles deviennent des instruments bruitistes pour les adeptes du circuit bending (qui consiste à court-circuiter volontairement ces jouets). Les Madrilènes de Los Caballos De Düsseldorf, en concert à Laboral, s'en sont fait une spécialité, improvisant avec ces dizaines d'objets bricolés un «rockabilly à pile» bordélique.

Ce retour à une certaine matérialité est perceptible aussi dans 1-Bit Symphony de Tristan Perich. L'œuvre comporte un circuit électronique programmé par l'artiste, empaqueté dans un boîtier CD transparent. Connecté à un casque, on entend une musique qui n'est pas préenregistrée, mais synthétisée en direct par la puce : le son cru de l'électricité.

(1) Catalogue à télécharger

Paru dans Libération du 4 février 2010

Playlist, Playing Games, Music, Art

_ à Laboral (Gijon, Espagne) jusqu’au 17 mai.

_ Rens. : laboralcentrodearte.org

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