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Libération

Pop Guérilla

Le festival The Influencers a rassemblé, ce week-end à Barcelone, une dissidence protéiforme.
par Marie Lechner
publié le 4 mars 2008 à 12h17

«Comment se révolter contre un système, le capitalisme néolibéral, qui intègre toute idée subversive, toute critique ?» interroge Johannes Grenzfurthner, du collectif Monochrom, qui refuse néanmoins de capituler. Tout comme les autres invités de The Influencers  , qui a rassemblé, ce week-end, à l'occasion de sa quatrième édition, amuseurs ­radicaux et guerrilleros de la communication au Centre de culture contemporaine de Barcelone, autour de projections et conférences suivies par un public jeune et réactif.

Aux manettes de ce «talk-show que vous ne verrez pas à la télévision» , le chercheur indépendant Bani et le couple italien Eva et Franco Mattes, alias 0100101110101101.org , qui ont propagé le premier « virus artistique » à la 49e biennale de Venise ou piégé les Viennois en leur faisant croire que Nike allait rebaptiser une place à son nom . Le plateau aligne «imposteurs, musiciens pseudo totalitaires, hackers conceptuels, géographes déviants, anarchitectes» ... Une collection de gens transdisciplinaires qui infiltrent les médias afin de susciter une réaction dans ce monde anesthésié. «Nos invités agissent comme des chevaux de Troie, ils se suridentifient au système qu'ils cherchent à déconstruire, et rendent visibles des choses d'habitude dissimulées» , explique Franco.

Le festival accueillait Alan Abel , l'autoproclamé «professionnel du canular» , dont les Yes Men seraient la progéniture ultime. Comédien, batteur de jazz et cauchemar des journalistes, son portrait hante les rédactions bernées par le roi du gag médiatique. En 1959, il lance S.I.N.A (Society for the Indecency to Naked Animals), une croisade contre la nudité des animaux . A sa grande surprise les gens gobent cette histoire absurde et les médias se l'arrachent. Abel réalise qu'avec peu de moyens et un sérieux à toute épreuve, il peut convaincre l'Amérique entière. Il prend conscience de l'immense pouvoir des médias mais aussi de leur vulnérabilité. «S.I.N.A était une campagne allégorique contre la censure, mais les gens l'ont pris au pied de la lettre.»

Il n'a plus arrêté depuis, comme le montre le documentaire Abel Raises Cain : campagne à la présidentielle d' une candidate inexistante, école pour apprendre à mendier de manière créative, jeux olympiques du sexe et, ce qui lui vaut aujourd'hui encore des bordées d'injures, « croisade contre l'allaitement maternel » à cause de son «caractère incestueux et pervers» . Toujours vert à 78 ans, l'agitateur déplore que «le bon sens soit une valeur déclinante» .

«Quand le système lui-même veut que vous soyez un dissident, nous avons un problème en tant qu'artistes» , dit le membre de Monochrom confronté à ce cas lorsqu'on leur a proposé de représenter l'Autriche à la biennale de São Paulo en 2002, au moment même où la droite nationaliste arrivait au pouvoir. Les Monochrom se désistent en faveur de l'artiste Georg Paul Thomann... qu'ils ont en réalité fabriqué de toutes pièces. Comédie musicale sur les dérives de Facebook, chansons sur les puces RFID , théâtre de marionnettes où deux chaussettes, Kiki et Bubu , décryptent la mécanique néolibérale, le collectif investit tous les segments de la pop culture dans sa «guerilla communication» .

Même stratégie chez les Italiens d' Alterazioni Video , qui promeuvent un circuit touristique inédit, à la découverte du style architectural « Incompiuto siciliano » . En Italie et plus particulièrement en Sicile, de nombreux bâtiments inachevés témoignent de liens entre la mafia et les pouvoirs publics. Proclamée capitale de ce style architectural, la petite ville de Giarre, sa piscine olympique inutilisable (il manque 10 cm), son stade de polo (sans joueurs), son théâtre lyrique en construction depuis trente-six ans… Chaque année, les promoteurs demandent de nouvelles aides publiques pour restaurer ces bâtiments neufs à l'abandon. Alterazioni Video documente ces tentatives inabouties et demande qu'elles soient reconnues comme des œuvres d'art.

Symbology, Trevor Paglen

Trevor Paglen documente lui aussi un monde invisible, qui emploie des milliers d'Américains et engloutit plus de 30 milliards de dollars par an. Artiste, journaliste d'investigation, il achève à Berkeley une thèse de géographie sur l'histoire des programmes secrets américains. Il traque la piste des avions utilisés par la CIA pour les détentions secrètes , collectionne les insignes ésotériques des militaires impliqués dans ces programmes classés. Il tente de représenter ce «Black World» , se heurtant à une ­contradiction fondamentale : «Comment peut-on voir quelque chose qui n'existe pas ?» Armé de lentilles utilisées par les astronomes, il photographie les bases secrètes invisibles à l'œil nu dans le désert californien, paysages abstraits qui prolongent la métaphore.

C'est également dans ce désert que l'artiste Brody Condon assiste à une scène irréelle : des centaines de personnes costumées rejouent les Croisades alors que la guerre bat son plein en Irak. La violence de la société américaine, son irrationalité, sa religiosité, transpirent dans son œuvre, via ses jeux vidéo modifiés. Dans Suicide Solution , l'artiste, grandi dans le Midwest entre un père vétéran du Vietnam, reconverti dans le trafic de drogue et une mère hystérique, rejoue jusqu'à l'absurde la logique des jeux de tir en trouvant les mille et une manières de tuer son personnage. ­Depuis son enfance, les jeux vidéos sont une échappatoire, une manière de se projeter dans un autre monde. Un peu comme cette plante mexicaine hallucinogène aux effets fulgurants qui fait fureur chez les ados américains. L'artiste a compilé des vidéos spectaculaires trouvées sur YouTube où des jeunes se filment sous son emprise.

Tout aussi politiquement incorrect, Laibach , vieux groupe culte d'artistes politiques troubles, prêcheurs musiciens, né en Slovénie en 1980, à l'époque du communisme, du bloc de l'est, de la Yougoslavie : «Plus rien de ça n'existe, sauf Laibach.» Un groupe conceptuel qui prône la dissolution de l'ego et explore les relations entre art et idéologie, dont l'uniforme, la musique martiale, le discours ambigu, fascinent et effraient. Brigades rouges pour les uns, jeunesses hitlériennes pour les autres, dernier grand mouvement d'avant-garde enfin, Laibach ne dit pas ce qu'il faut penser ou faire, et tend au public un miroir de ses propres peurs. «Laibach est une mission qui demande du fanatisme.» Laibach sera en tournée en France à la fin du mois.

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