Critique

Poules aux oeufs d'art

par Marie Lechner
publié le 6 septembre 2008 à 4h54

Riposte graduée, neutralité du Net en danger, profiling, censure tous azimuts : des menaces graves pèsent sur le World Wide Web, tel qu'on le connaissait, libre, généreux, bordélique et déconnant. Dans les tréfonds de la Toile, des agitateurs résistent à cette rentrée morose en proposant des applications totalement vaines, tel ce gloussant World Wide Wegg. Pour démarrer du bon pied, rien de tel que des oeufs, des toasts et de la disco ! World Wide Wegg réconcilie la culture et l'agriculture, le rural et l'urbain, le bio et la techno. «Il utilise des technologies très sophistiquées pour un résultat très banal», résume l'auteur, l'artiste britannique et VJ (video jockey), Jaygo Bloom.

«Réseau ouvert contrôlé biologiquement», le World Wide Wegg, qui n'a de planétaire que le nom, relie, via Internet, le poulailler de la ferme Gorgie City Farm à Edimbourg au centre d'Art contemporain de Glasgow. Dès qu'un oeuf est pondu, un signal est envoyé en temps réel, activant un grille-pain qui fournit des toasts au public du centre d'art, à 70 kilomètres de là.

Loterie. «Ce projet est une réaction à l'informatique ubiquiste, explique Jaygo Bloom. En tant que créateur, je me méfie de l'invisible et je suis plus familier avec ce que je peux "voir"et "comprendre". En créant un réseau entre un toaster relié au Net et quelque chose d'aussi simple qu'une poule qui pond un oeuf, j'établis une connexion immédiatement compréhensible entre deux activités très séparées.» Une loterie en ligne complète le dispositif. «A chaque oeuf pondu, le système sélectionne un chiffre au hasard entre 1 et 49. Une succession de six oeufs génère 6 nombres et l'achat en ligne d'un ticket de la loterie nationale», poursuit Bloom, une manière pour lui de «rembourser une partie des subventions touchées pour réaliser le projet».

Sur le site du World Wide Wegg, au graphisme pixelisé et aux couleurs clinquantes, on peut admirer la volaille en action, capturée par une webcam basse résolution. Les gallinacés contrôlent également une playlist thématique sur iTunes. Chaque picorement dans une gamelle truffée de capteurs fait passer la playlist au morceau suivant, générant une cacophonie dans le centre d'art.«One peck. One song, won't last long !» («Un picorement. Une chanson, qui ne va pas durer longtemps.»).

Ce zapping frénétique produit une bande-son quasi inaudible : peu de chance de reconnaître, dans ce défilement hystérique, Tandoori Chicken de Ronnie Spector, 5 Piece Chicken Dinner des Beastie Boys ou Eat that Chicken de Charles Mingus, à moins d'avoir la liste sous les yeux. La bouillie sonore n'est pas sans évoquer le caquètement infernal du poulailler ou, pour les plus érudits, le breakcore sauvage de Cock Rock Disco, le label «booty electro porno» du musicien Jason Forrest auquel World Wide Wegg fait un clin d'oeil appuyé. Adepte du «Plunderphonic» (de l'anglais plunder :piller), Jason Forrest sample à tout va, compose des morceaux à partir de bribes de musique pop copyrightée.

Pop. «Le sound-system fourni par Lucky Clucky est également stimulant, mais végétarien et bien moins déviant», tempère Jaygo Bloom qui partage avec Forrest le goût du sampling. «J'utilise le sampling comme un outil, une manière de réassimiler et de personnaliser ce flux dément d'informations qui m'encercle», expliquait l'auteur au blog Vague Terrain. L'esthétique low-fi, truffée de références culturelles pop et de jeux de mots, est une constante dans le travail de Jaygo Bloom, créateur du collectif audiovisuel NewFutureNow et du blog Gabba.tv, qui s'élève contre la tyrannie de «l'upgrade permanent» de la culture technoïde. Lui aime les vieilles machines, les jeux d'arcade des années 80 qu'il recycle et adapte. «Dans notre société de consommation, nous sommes toujours en train d'installer de nouvelles versions plus performantes qui nous éloignent toujours plus d'une grande partie du monde, qui continue d'utiliser des technologies obsolètes.»

World Wide Wegg évoque aussi un autre geste gratuit, celui de l'artiste Martin le Chevallier qui, avec Chicken Bench (1), avait lancé une armada de poulets en 3D dans un combat vain contre le superordinateur du duo d'artistes Kolkoz.

(1) www.ecrans.fr/Ces-poules-ont-une-dent-contre-l.html

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