«Pourquoi le mauve est-il l’unique couleur visible en ce pays ?»

par Natalie Levisalles
publié le 4 février 2011 à 15h44

Il y a en ce moment à Tunis quelqu'un qui ne peut pas faire cinquante mètres sans tomber sur des filles et des garçons qui veulent se faire photographier avec lui. C'est Bayram Kilani, alias Bendirman . Bendirman est grand, costaud, chaleureux, calme, presque réservé au début, totalement provoc, et très drôle, dès qu'il vous connaît un peu, au bout d'une petite heure.

A 26 ans, c'est le musicien le plus célèbre du pays. Depuis un an et demi, il a donné des dizaines de concerts en Europe et en Amérique, mais un seul dans son pays, juste avant d'être interdit. En Tunisie, sa célébrité s'est faite sur Facebook et MySpace. Il était censuré bien sûr, mais ses 150 000 fans sur MySpace [plutôt 150 000 affichages, en fait, ndlr] (et 50 000 sur Facebook) savaient contourner les barrages. Bayram écrit paroles et musique, il joue de la guitare et chante, d'une belle voix parfois mélancolique, parfois ironique, des chansons «presque toutes engagées et à caractère satirique» . Il a écrit sur la censure internet et sur la répression sanglante des manifestations de Redeyef en 2008, il se moque des présidents arabes, ses tubes s'appellent le Système , Hbiba ciao , ou encore la Bombe (paroles françaises de Ghassen Amami, le génial monologue intérieur d'un terroriste qui va se faire sauter dans le métro parisien). Sur scène, il chante seul ou accompagné d'un accordéon, d'un violon ou d'une darbouka. Ses influences ? «Manouches, reggae, folk, tunisiennes, et quelque chose de Tryo et de Louise Attaque.»

Son nom de scène vient de bendir, le tambourin. En arabe tunisien «jouer du bendir» , c'est être un lèche-bottes. Bendirman, explique-t-il, «est un superhéros de la lèche, voleur, arnaqueur et sans aucun pouvoir» , un héros qui lui permet de parler de la société tunisienne, mais aussi du Maghreb et de la France. Sur son blog, Bendirman apparaît comme un mélange de Zorro et de Superman bedonnant et moustachu, en justaucorps mauve, la couleur du régime Ben Ali qu'on retrouvait jusque sur les cravates des présentateurs de télévision.

Avant la chute du régime, on pouvait lire sur son blog des phrases comme : «Bendirman ne vit que pour une seule raison, répondre à la question existentielle que tout bendirlandais s'est posée au moins une fois dans sa vie : existe-t-il une autre couleur que le mauve ? et si oui, pourquoi le mauve est-il l'unique couleur visible en ce pays ?» , le genre de choses qui déclenchait automatiquement la censure.

En descendant l’avenue Bourguiba où des petits groupes discutent toute la journée, on tombe sur son père, rayonnant. Mohamed Kilani, 60 ans, ex-militant du groupe marxiste-léniniste Perspectives, a fait dix-sept ans de prison mais, aujourd’hui, son parti, le Parti socialiste de gauche, vient d’être autorisé. Bendirman, lui, va très vite faire des concerts pour collecter des fonds, en matinée à cause du couvre-feu. Ses disques sortiront la semaine prochaine en Tunisie.

Paru dans Libération du 03/02/2011

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