Presse : des chiffres et des pertes

par Isabelle Hanne
publié le 12 décembre 2012 à 11h29

Pas un mois, pas une semaine sans l’annonce de la fermeture d’un journal, sans l’officialisation d’un plan de licenciements. Depuis la rentrée de septembre, la crise de la presse européenne semble s’accélérer, et les mauvaises nouvelles s’accumulent, de Lisbonne à Londres.

Cette année, la France a perdu deux quotidiens : France-Soir a été définitivement liquidé, et la Tribune, où un nouveau plan social vient d'être annoncé, est passée en version hebdo et numérique. La presse est particulièrement mal en point en Europe du Sud, frappée de plein fouet par la crise économique. Trois quotidiens grecs ont fermé en deux ans ; le Portugal, l'Espagne et l'Italie ont annoncé des mesures d'économies et des plans sociaux sans précédent. La vague a même atteint durement l'Allemagne, jusqu'ici plutôt préservée en la matière.

En Amérique du Nord, en avance de dix ans sur le marasme de la presse européenne, les mêmes facteurs expliquent cette crise structurelle : évolution des habitudes de lecture, chute de la diffusion et des revenus publicitaires, concurrence de l'info gratuite sur Internet… Mauvais présage pour la presse européenne : aux États-Unis, où après un pic en 2008 avec 13 000 suppressions de postes de journalistes, la crise n'en finit pas. Newsweek , qui a perdu la moitié de son lectorat en vingt ans, abandonne à la fin de l'année son édition papier. Une mesure draconienne qui devrait s'accompagner de coupes sombres dans ses effectifs. Le New York Times vient, lui, d'annoncer un énième plan de départs volontaires, qui pourrait s'accompagner de licenciements si les économies ne suffisent pas.

Mais des États-Unis parviennent tout de même quelques bonnes nouvelles. Les éditeurs de presse européens scrutent avec beaucoup d'intérêt les résultats de la mise en place de «paywalls» sur de nombreux sites de presse américains. Le New York Times tente depuis plusieurs mois cette formule au compteur : le lecteur peut consulter gratuitement une quinzaine d'articles. Au-delà, il doit s'abonner. Une offre qui permet au lecteur de découvrir d'abord gratuitement des contenus à haute valeur ajoutée. Comme 300 autres sites d'info aux États-Unis, le Washington Post va adopter un paywall dès 2013, et abandonner sa formule tout-gratuit. Le quotidien suisse le Temps l'utilise aussi -- il l'a même mis en place avant le New York Times .

Jusqu'ici, à part les Echos qui viennent d'opter pour le paywall, les journaux français ont plutôt mis en place des offres «freemium», associant une partie gratuite du site, en libre accès, et une offre «premium», plus haut de gamme, en accès payant. Ils pourraient bientôt changer de modèle. Si le paywall ne permet pas encore de compenser les pertes publicitaires, il remporte un certain succès : les versions numériques du New York Times et du Financial Times comptent désormais plus d'abonnés que leurs versions papier.

68 suppressions de postes outre-Manche

Le groupe Guardian News & Media, propriétaire du Guardian et de The Observer , a annoncé la semaine dernière son projet de 68 suppressions de postes (sur 650), principalement en départs volontaires, espère la direction. Celle-ci veut réaliser 7 millions de livres (8,7 millions d'euros) d'économies. Trente salariés sont partis lors d'un précédent guichet de départs ouvert en juillet. The Guardian a opté, depuis l'été 2011, pour une stratégie «digital first» : l'équipe nourrit en priorité le site internet, entièrement gratuit. Mais s'il touche un large public, le journal n'arrive pas à monétiser cette audience et perd de l'argent : moins 56,4 millions d'euros en 2011.

3,4% de baisse de la diffusion

Entre 2010 et 2011, la diffusion des journaux européens a diminué de 3,4 %, selon l’étude 2012 de l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (WAN-Ifra). Sur la même période, elle a chuté de 4,3 % en Amérique du Nord, et augmenté de 3,5 % en Asie et 4,8 % au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

10 millions d’économie chez le belge Rossel

La direction du groupe Rossel a annoncé, fin novembre, un plan d'économies de 10 millions d'euros pour ses titres belges ( le Soir et le Soir Magazine ). Ce plan devrait se traduire par une trentaine de suppressions de postes minimum, sur 340 salariés en tout. Les effectifs ont déjà été réduits de 20 % en moins de quatre ans au quotidien le Soir. Selon le groupe, qui envisage un passage au Web payant, il faut économiser au moins 3 millions d'euros en 2013 pour compenser une baisse de 5 % des recettes publicitaires.

En Suisse, le quotidien le Temps licencie également. Sur un effectif de 144 personnes, 18 postes ont été supprimés, fin novembre. Le quotidien francophone, considéré comme une référence parmi les médias suisses, a souligné dans un communiqué «qu'il n'a pas été possible de pallier la baisse significative du chiffre d'affaires en 2012 sans toucher à l'emploi» . Le plan social a fait l'objet de négociations avec le personnel, ce qui a permis de réduire le nombre de départs forcés. Le Temps avait déjà supprimé quelques postes en 2006 et 2009. «On gagne plus d'argent sur Internet qu'auparavant, mais ces gains ne compensent pas encore les pertes liées aux baisses des ventes papier» , a expliqué Valérie Boagno, la directrice du Temps , dans un entretien à la Tribune de Genève .

2 quotidiens allemands disparaissent

L'Allemagne vient de perdre deux quotidiens. Le Frankfurter Rundschau a déposé le bilan mi-novembre. L'entreprise de presse, qui compte aussi une imprimerie et une maison d'édition, emploie environ 500 personnes. Créé en 1945, le journal de centre gauche tirait encore à 190000 exemplaires en 2001, mais avait chuté dernièrement à 118000. Lancé en 2000, le Financial Times Deutschland , lui, a cessé de paraître vendredi , parce qu'il occasionnait trop de pertes financières à son proprio, l'éditeur de magazines Gruner + Jahr (groupe Bertelsmann). La deuxième agence de presse allemande, DAPD, a déposé le bilan et licencié un tiers de ses salariés. Même le grand hebdo Der Spiegel annonce une cure d'austérité, malgré ses 900000 exemplaires vendus chaque semaine. Il aurait perdu environ 10 % de recettes publicitaires cette année.

1250 emplois supprimés chez Presstalis

Des mouvements de grève au sein de Presstalis privent régulièrement les kiosques français des journaux nationaux. En cause, une restructuration drastique de la principale messagerie de presse qui prévoit de supprimer 1 250 de ses 2 500 emplois. Comme ailleurs en Europe, l'Hexagone subit une double crise : effondrement des ventes en kiosque, qui ont diminué de 25 % entre 2008 et 2011, et baisse des recettes publicitaires, qui ont chuté de 8,1 % au premier semestre 2012. Résultat : des plans sociaux à l'Equipe (46 postes sur 490), à Sud Ouest (180 suppressions de postes) où plusieurs agences locales vont fermer, et un démantèlement spectaculaire des actifs du Groupe Hersant Média (GHM), très lourdement endetté. La seule reprise du pôle Champagne-Ardenne-Picardie devrait entraîner environ 220 départs.

13 millions de tablettes

Les éditeurs de presse placent tous leurs espoirs ou presque dans les tablettes, vendues à 13 millions d'exemplaires en Europe pour la seule année 2011. Le temps passé à lire des articles de presse augmente de 75 % chez les utilisateurs de tablette, et 63 % de ces consommateurs privilégient les acteurs traditionnels de l'information, selon une étude du Syndicat de la presse magazine en France. Pour profiter de cet engouement, le quotidien le Soir vient de lancer une offre d'abonnement de deux ans avec tablette gratuite, pour un prix allant de 23 à 41 euros par mois selon le modèle. Lancée le 26 novembre, elle a déjà séduit un millier d'abonnés en une semaine. Les Echos seraient en train de mettre en place une offre équivalente pour début 2013. En Grande-Bretagne, le Times propose une tablette à prix réduit contre un abonnement de dix-huit mois.

6 pays contre Google

L'Europe fait front commun en faveur d'une «Lex Google» : l'Allemagne, la France et l'Italie ont rapidement été rejointes par la Belgique, la Suisse et le Portugal. Les éditeurs de presse historiques de ces six pays demandent à leurs gouvernements respectifs l'adoption d'une loi qui obligerait Google à payer des droits voisins du droit d'auteur, en échange de l'indexation de leurs contenus en ligne.

En France, un médiateur a été nommé pour faciliter les négociations entre les éditeurs de presse et le moteur de recherche. Le gouvernement a laissé aux deux parties jusqu'à la fin de l'année pour trouver un accord, sinon, ce sera la loi.

60% de baisse des recettes publicitaires à «El País»

Le grand quotidien espagnol El País , navire amiral du groupe Prisa, accuse une baisse de 60 % de ses recettes publicitaires entre 2007 et 2012. La direction s'appuie sur ce chiffre pour mettre en place un plan social de 149 postes de journalistes, soit près du tiers de l'effectif. Ceux qui restent voient leur salaire réduit de 15 %. Le marasme de la presse est le même partout en Europe du Sud, où la crise fait rage. En deux ans, trois quotidiens grecs, Apogevmatini , Vima et Eleftherotypia , ont mis la clé sous la porte. Mi-novembre, des sources syndicales indiquent que le premier groupe d'édition italien RCS Media Group, confronté à une dette record, s'apprête à annoncer un plan de restructuration drastique et la réduction de 10 % de ses effectifs, sur 5 100 salariés. Dont une centaine de licenciements au sein du premier quotidien italien Corriere della Sera … Le Portugal ne se porte pas mieux : son quotidien de référence, Público , vient de licencier 48 salariés (sur 250). Des coupes budgétaires de plus de 30 % sont prévues à l'agence de presse Lusa dans le cadre des nouvelles mesures d'austérité pour 2013, qui devraient entraîner plusieurs licenciements.

Paru dans Libération du 11 décembre 2012

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