Presse : les grands mots des grands remèdes

par Isabelle Hanne
publié le 4 juin 2012 à 17h39

Les organisateurs ont d'emblée annoncé la couleur : «On parie sur la survie du journalisme.» Mercredi dernier à l'hôtel de ville de Paris, Xavier Vidal-Foch, président du Réseau mondial des rédacteurs en chef, ouvrait le News World Summit, trois jours de conférences autour de l'avenir de la presse ( lire nos reportages ).

Quelques constats un peu sombres, d'abord : «Les revenus publicitaires sont, comme chacun sait, en net recul dans les media traditionnels, surtout pour les journaux» , a décrit Martha Stone, qui dirige le World Newsmedia Network , une association à but non lucratif. La chute vertigineuse de la source principale de financement des journaux n'est pas la seule contrainte : il faut aussi s'accommoder d'une agressive mutation numérique. «La consommation d'information change de jour en jour, constate Jim Roberts, du New York Times. Il ne faut pas rater le train : nous devons nous adapter et expérimenter sans cesse.»

Autre alarme : «Sauf exceptions, les médias traditionnels ne parviennent pas à attirer, fidéliser et monétiser leur audience numérique» , remarque Jim Chisholm, spécialiste des médias. On commence cependant à entrevoir de quoi demain sera fait. Selon une étude McKinsey révélée lors du sommet, 80% des médias seront consommés sur les supports numériques en 2020, contre 50% en 2007. «Le numérique est la seule voie d'avenir : les jeunes générations ne reviendront pas au papier» , affirme Éric Hazan, directeur associé au bureau français de McKinsey & Company. Et avec des taux de pénétration record dans les pays développés (pour atteindre 90% aux États-Unis en 2015), les smartphones sont devenus «les premiers supports numériques de lecture» . Pour les médias, «avoir une stratégie sur mobile est désormais obligatoire» .

La sacro-sainte tablette n'est pas en reste : toujours selon l'étude, on lit 25% plus longtemps sur tablette que sur smartphone -- une aubaine pour les annonceurs. Au point que le président de Metro International, Per Mikael Jensen, juge que d'ici cinq ans, dès que des modèles bon marché existeront, son groupe «distribuera gratuitement des tablettes» à ses lecteurs.

Alors ce sommet, une thérapie de groupe pour un secteur en crise ? Plutôt un énergique brassage d’idées sorties de têtes chercheuses du monde entier. Data-journalisme, live-blogging ou curation : compte-rendu des mots-clés les plus entendus sous les lustres en cristal de la mairie de Paris.

Data

C’est une nouvelle forme de narration : le journalisme de données propose la mise en forme d’un travail journalistique, qui s’appuie sur des données chiffrées, grâce aux outils du Web. Face à l’explosion de l’open data -- le libre accès à des tonnes de données publiques --, il faut bien des data-journalistes. Car peu d’individus ont le temps de se fader des millions de fichiers .pdf mal indexés. C’est d’abord ça le rôle du data-journaliste : avaler ces données, et les recracher de manière intelligible.

Le data-journalisme peut fournir un service au lecteur (le calculateur de budget de la BBC). Ou aller beaucoup plus loin : par exemple, le site russe RIA Novosti a mis au point une application pour compter les manifestants. L'outil, mis au point d'après des modelages mathématiques, a permis de prouver que les décomptes officiels de la police étaient erronés. Condition sine qua non du data-journalisme : il faut restructurer les salles de rédaction et faire de la place aux programmeurs et aux designers.

«Ça offre des possibilités immenses de storytelling, se réjouit John Daniszewski, d'Associated Press. C'est ce qui nous permet de nous différencier des autres, d'avoir une valeur ajoutée.» Le journalisme de données peut devenir un puissant générateur de trafic. Surtout, il peut contribuer à reconstruire la confiance du lecteur envers son média.

Utilisateurs

Les usages changent, le vocabulaire aussi. Aujourd'hui, on dit «utilisateur» plutôt que lecteur, et «contenu» plutôt qu'article. Mais comment les attirer, ces lecteurs-utilisateurs ? Comment les fidéliser pour plaire aux annonceurs ? «Il faut aller chercher votre audience, l'inviter à vos réunions, interagir avec elle», propose Benoît Raphaël ( le Lab , le Plus …), notamment via les réseaux sociaux.

Il faut également bien connaître ses internautes. Embaucher des web analystes, par exemple, pour ne pas s'intéresser qu'au quantitatif des statistiques utilisateurs. Et éviter le «targetting», c'est-à-dire l'adaptation de sa ligne éditoriale selon les articles les mieux indexés sur les moteurs de recherche. «Certes, vous augmentez votre trafic à court terme, reconnaît Matthieu Llorens, d'AT Internet, une société qui étudie l'audience web. Mais à long terme, vos lecteurs sont déçus et votre média perd en crédibilité.» Le site web des Échos l'a bien compris : tous les jours, l'équipe du quotidien économique reçoit un rapport par mail, avec la liste des articles les plus lus, les plus partagés, les requêtes des internautes… «Nous utilisons ces données comme un outil de gestion du site, mais aussi pour aider l'équipe à se l'approprier» , précise François Bourboulon, le rédacteur en chef de LesEchos.fr.

Guardian

Synthèse de toutes les bonnes idées, générateur d'initiatives, The Guardian se présente comme un modèle à suivre. Depuis un an, le quotidien britannique, endetté et en pleine restructuration, a fait le choix du «Digital First» : c'est désormais le numérique qui est prioritaire. Le quotidien papier, lui, devient un journal froid, d'analyse. A la tête du journal depuis dix-sept ans, Alan Rusbridger, promoteur du «journalisme ouvert» , a mis en branle une véritable révolution culturelle dans la rédaction : «Plus aucun journaliste ne travaille que sur le papier» , affirme Joanna Geary, rédactrice en chef en charge des développements numériques. À la pointe sur le data-journalisme (voir leur travail sur les émeutes de l'été dernier), une équipe du Guardian travaille en ce moment sur le projet Miso , une plateforme open source qui proposera aux médias des outils simplifiés de mise en forme de données.

Le Guardian favorise également le journalisme participatif, notamment par le biais de sa «Newslist», un agenda en ligne qui permet aux internautes d'accéder à la liste des sujets sur lesquels les journalistes sont en train de travailler, avec la possibilité d'interagir avec eux. «Il faut avoir en permanence une volonté de test, d'apprentissage, conseille Tanya Cordrey, elle aussi en charge du numérique. On n'a pas forcément besoin de mettre en place des gros projets coûteux. Parfois, des petites modifications et un esprit d'innovation suffisent.»

Annonceurs

Constat global, les revenus publicitaires issus du digital restent encore bien inférieurs à ceux du papier. Mais la pub locale et la pub sur mobile, devraient être les deux mamelles de demain. Pour le moment, la moitié du marché publicitaire local va aux grands acteurs du Web (Google, Facebook). «Seulement un quart de la publicité locale va aux journaux» , regrette Martha Stone, la directrice exécutive du World Newsmedia Network, une association qui réfléchit à l'avenir du secteur. Les statistiques utilisateurs et la géolocalisation sur mobile devraient réussir à attiser la convoitise des annonceurs. «Plus vous en savez sur vos utilisateurs, plus vous pouvez demander aux annonceurs de payer» , assure Per Mikael Jensen (Metro International).

D'ici là, il faut être créatif. Le site de CNN, par exemple, n'hésite pas à mettre en place des campagnes publicitaires liées au contenu éditorial. Comme, par exemple, une bannière et une vidéo promotionnelle pour une montre qui fonctionne selon un mécanisme inventé par Léonard de Vinci, à côté d'un article… sur une expo Vinci. «Ça nous permet d'avancer sans nous compromettre, affirme Peter Bale, vice-président des éditions numériques de la chaîne. Pour le lecteur, l'important, c'est la transparence» , à condition de bien lui indiquer qui a payé pour quoi.

Live

Largement encouragée par les nombreuses actualités fortes de 2011 -- Fukushima, printemps arabe… --, l'utilisation du live blogging a explosé dans les rédactions du monde entier. En France, beaucoup de sites d'info, dont celui de Libération , ont live bloggé les débats et les jours de scrutin de la récente présidentielle. Cette forme de récit -- de courts textes enrichis par des liens, des vidéos, des photos, des analyses ou des commentaires d'internautes postés en temps réel -- présente le gros avantage d'augmenter drastiquement l'audience de son site. À condition de respecter plusieurs critères. Pour que le lecteur soit happé par le fil de live-blogging, l'événement doit être porteur. Les posts des journalistes doivent adopter «un style accessible et direct, sur un seul sujet bien identifié» , conseille Mary Hockaday, à la tête de la BBC Newsroom.

Il faut également combiner l'immédiateté du live blogging avec la valeur ajoutée de la rédaction : graphiques ou témoignages de correspondants sur le terrain, par exemple. Et Mary Hockaday en est sûre : «Écrire une seule bonne phrase exige autant de savoir-faire qu'écrire un long récit. » Reste à trouver un moyen de monétiser ce nouveau type de contenus, et de valoriser ces augmentations de trafic.

Local

Le cocktail info sociale, locale et mobile (le fameux acronyme «SoLoMo» du bloggeur Loïc Le Meur) n'est pas encore tout à fait concluant, à cause de la discrétion des annonceurs hyperlocaux sur le Web (lire ci-dessus) . Réussite notable, celle des sites Examiner.com, issus du San Francisco Examiner après l'arrêt du papier, qui ont trouvé leur modèle économique. Les sites mettent à contribution des milliers de journalistes amateurs, qui écrivent sur leur ville, leur quartier, et qui sont rémunérés au nombre de pages vues. Selon Leonard Brody, le président de Clarity Digital Group, la maison-mère des sites Examiner, «Nous avons créé une machine de production de contenus. C'est plus puissant qu'un réseau social traditionnel !»

Autre initiative du genre, celle du Hamburger Abendblatt en Allemagne, filiale du groupe Axel Springer. Le projet Mein Quartier a commencé avec des reporters free-lance, choisis pour leur bonne intégration dans un quartier d'Hambourg. Avec pour but «l'intensification de la couverture locale» , explique Felix Bellinger, directeur des applications d'Axel Springer.

Mein Quartier , accessible via une application iPhone, a depuis été élargi à l'ensemble de la rédaction. «Le projet a rapidement eu beaucoup de succès, en termes de trafic mais aussi en termes de revenus. On a réussi à cibler un nouveau public, et à attirer des nouveaux annonceurs.»

Curation

À l'origine, la curation, c'est le travail du curator , le conservateur d'un musée. Mais le mot est récemment sorti du musée pour s'installer, et durablement, sur Internet. Avec un sens bien précis : la mise en valeur d'un contenu avec les outils du Web -- liens, photos, vidéos, sons… Une sorte de super-édition digitale, créative, qui permet de donner une meilleure lisibilité aux articles, et une meilleure visibilité notamment grâce aux outils de partage. «Être un producteur de contenu, ce n'est pas suffisant : vous devez guider le contenu, a martelé Krishna Bharat, le créateur de Google News . La curation doit être une étape fondamentale.» La curation «améliore la compréhension de l'article : on peut, par exemple, intégrer toutes ses sources et permettre au lecteur d'entrer beaucoup plus profondément dans l'article» , déroule Jim Roberts, rédacteur en chef adjoint au New York Times .

La curation permet, notamment sur tablette, une expérience de lecture beaucoup plus complète que l’article traditionnel. À jeter aux oubliettes de l’Internet, donc, ces articles de dix pieds de long écrits en corps 6, sans photos, sans vidéos, sans liens…

Paru dans Libération du 4 juin 2012

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