«Público» à grand coup de «Más»

par François Musseau
publié le 30 mai 2012 à 13h39

Comment sauver Público , le seul quotidien national espagnol nettement ancré à gauche ? Et, ce faisant, comment le transformer en «un média totalement indépendant, libéré de la tutelle de tout actionnaire» ? C'est le défi que se sont lancé une poignée de journalistes de ce quotidien, qui se sont rassemblés en coopérative.

Le 24 février, après cinq années d'existence, le journal, croulant sous une dette de 21 millions d'euros, disparaît des kiosques pour ne conserver que son site web. Le titre, un des étendards de l'ère Zapatero (à la retraite politique depuis le mois de novembre), se trouvait en cessation de paiements. Le 3 avril, 134 salariés, soit 85% de la rédaction, sont mis à la rue. Malgré une diffusion de quelque 87000 exemplaires, un site internet populaire (5,5 millions de visites en 2011) et divers plans sociaux pour retarder la fatidique échéance, le journal n'a pas résisté à la terrible crise du secteur qui, en deux ans, a déjà causé le licenciement d'environ 7000 journalistes et la fermeture de 57 médias. Motif principal : l'écroulement des recettes de publicité, qui n'épargne pas non plus les deux leaders nationaux, El País et El Mundo , lesquels s'apprêtent à licencier un tiers de leurs salariés.

Malgré ce coup du sort, le noyau dur de la rédaction de Público a refusé la fatalité. Une vingtaine de journalistes se sont unis, appuyés par de notables signatures du quotidien (dont l'ancien rédacteur en chef Ignacio Escolar), pour former une coopérative. Comme eux, 430 mécènes ont mis au pot. «Le titre a chuté pour des raisons économiques , confie la rédactrice Magda Bandera. Mais nous bénéficions d'un grand capital de sympathie auprès de l'électorat de gauche du pays. Notre disparition n'a aucun sens.»

Leur modèle, c'est le mouvement Cooperativista argentin issu de la crise de 2001 ou, en Europe, le Tageszeitung de Berlin (qui vend à 52000 exemplaires), une coopérative aux «11800 propriétaires» qui depuis deux décennies n'obéit à aucun patron de presse. C'est le souhait de ces journalistes espagnols qui, au passage, entendent coller davantage aux valeurs de gauche que l'entreprise les ayant jetés à la rue en avril, et s'opposer avec force au rigorisme budgétaire des conservateurs au pouvoir. Leur charte éditoriale inclut l'égalité, la laïcité, le plein-emploi (via des coopératives), la République (abolition de la monarchie), l' «économie juste» (mesures contre le diktat de la finance)…

Les rebelles sont dans l'arène. Ils ont créé un blog , où leur combat est chroniqué et, à l'occasion du premier anniversaire du mouvement des Indignés, le 15 mai, ils ont distribué à leurs frais un numéro spécial, soigné, ressemblant comme deux gouttes d'eau à l'historique Público . Le nerf de la guerre, c'était précisément le rachat du titre, tant papier que numérique. Une vente aux enchères a eu lieu la semaine dernière, au milieu d'une forte tension. Les cooperativistas (anciens rédacteurs et lecteurs) ont offert 240 000 euros, mais, à la dernière minute, un drôle de rival est apparu sous la forme d'une entreprise immobilière récemment créée, Display Connectors, offrant près du double, 412 000 euros. L'ironie de l'histoire est que les hommes forts de cette société espagnole ne sont autres que… les anciens actionnaires de Público , le magnat catalan Jaume Roures en tête !

Les cooperativistas , qui crient au «scandale de se voir dépossédés du titre au profit de ceux qui l'ont mené à la faillite» , croient encore en leur chance. «Même si nous perdons cette bataille , dit l'un deux, nous continuerons la guerre.»

La situation est désormais cocasse. D'un côté, le site du Público historique continue d'être alimenté par une rédaction réduite à la portion congrue, composée de jeunes journalistes sous-payés. De l'autre, la coopérative de presse Más Público, composée de rédacteurs plus chevronnés, va se constituer début juin comme un média numérique concurrent et distribuer un numéro spécial pour expliquer le sens de leur initiative. En septembre, soutenus par leurs lecteurs et leurs sponsors, ceux-ci lanceront un mensuel, parallèlement au site. «Le média dont nous venons se réclamait de gauche, mais pratiquait d'énormes différences salariales entre la direction et la rédaction, et respectait à peine la législation du travail , explique une membre de la coopérative. Notre projet, lui, sera cohérent avec notre idéologie : chacun recevra un salaire digne et aucun actionnaire ne pourra plus désormais imposer ses vues.»

Paru dans Libération du 28 mai 2012

De notre correspondant à Madrid

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