«On me qualifie de "femme de" et en plus je passe pour une conne»

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 15 juin 2012 à 16h13
(mis à jour le 15 juin 2012 à 16h18)

C'est officiel, ainsi qu'Audrey Pulvar l'annonce en exclusivité à Libération : elle est virée d' On n'est pas couché, le show du samedi soir sur France 2. Mais pas seulement : Rémy Pflimlin, le président de France Télévisions, vient de lui annoncer qu'il n'y avait pas de place pour elle sur le service public. Depuis qu'elle est à la colle avec Arnaud Montebourg, désormais ministre du Redressement productif, Pulvar a dû peu à peu renoncer à parler politique : sur i-Télé d'abord, puis sur France Inter et maintenant sur France 2 , où les polémiques avec les politiques de droite ou de gauche se sont multipliées cette année sur fond de conflit d'intérêt.

D’abord, à qui parle-t-on ? À la journaliste ou à la compagne du ministre?

_ Les deux. Mais j’espère que je suis plus que ça, j’ai d’autres vies que la mienne. Avant d’être femme, femme noire, antillaise et «femme de», je suis profondément journaliste. Evidemment, je suis la compagne d’Arnaud Montebourg, mais tout ce qui a trait à cette fonction me donne des boutons. Je ne sais pas être femme de quelqu’un.

Serez-vous dans On n’est pas couché à la rentrée ?

_ Non. Sauf si dimanche soir, au second tour des législatives… Comme ce qui m'est reproché c'est d'être la femme d'un ministre, j'imagine que si Arnaud Montebourg redevient président du conseil général de Saône-et-Loire, je retrouverai mon boulot. Mais ce n'est pas un message à Jean-Marc Ayrault pour qu'il le vire! À On n'est pas couché, je suis dans un registre très particulier qui est celui de l'éditorialiste. Laurent Ruquier et Catherine Barma [productrice de l'émission, ndlr] sont venus chercher chez moi un point de vue, une opinion, un parti-pris politique. Ils ne sont pas venus chercher une présentatrice de JT, une intervieweuse politique classique. Mes idées ne sont pas celles de mon compagnon, elles sont même souvent assez différentes, beaucoup plus tranchées. Quand on me dit que, parce que je suis la femme d'Arnaud Montebourg, je ne peux pas exercer cette fonction-là, je ne comprends pas. Pourquoi ? Parce que, depuis trois semaines, je suis lobotomisée ? Parce que je suis devenue «tèbè» comme on dit en créole, c'est-à-dire complètement neuneu ? Tout le monde me dit que ce n'est pas moi le problème, le problème c'est qu'on soupçonne qu'Arnaud Montebourg pourrait me manipuler. On me sanctionne pour des idées qui ne sont pas les miennes et sur le soupçon d'une éventuelle manipulation…

Ce sont les arguments que Rémy Pflimlin vous a donnés quand il vous a annoncé que vous ne participeriez plus à On n’est pas couché ?

_ Oui. Je l’ai vu le 1er juin. Il m’a dit qu’il ne remettait nullement en cause ni mon honnêteté, ni mon professionnalisme, ni mon indépendance d’esprit mais que la situation était, selon lui, intenable.

Donc vous, si on vous suit bien, le fait d’interviewer Harlem Désir ne vous posait pas plus de problème que ça ?

_ Non, je ne crois pas l'avoir interviewé avec plus ou moins de complaisance qu'un autre. J'ai interviewé Manuel Valls, Pierre Moscovici, Martine Aubry, Ségolène Royal, Jean-Luc Mélenchon à On n'est pas couché . Je ne crois pas qu'ils en aient gardé de bons souvenirs. J'ai d'ailleurs été attaquée par des militants de gauche qui trouvaient que je les rudoyais un peu trop. Parce qu'on est censé faire partie d'une famille politique, on devrait être des béni-oui-oui ? Je ne suis pas d'accord avec ça. Après, on peut dire que je suis incompétente, ça d'accord. Ce que je n'accepte pas, c'est le procès d'intention.

N’est-ce pas justement le soupçon qui rend la situation intenable ?

_ Oui, le soupçon est là. Mais le soupçon concerne beaucoup de confrères et de consœurs. On n’a pas besoin d’avoir dans sa vie intime un politique pour être soupçonné d’être influencé. Tous les journalistes peuvent être soupçonnés de connivence. Quand je regarde certaines interviews politiques télévisées, je n’ai pas le sentiment que le job soit fait ; que l’invité soit de gauche ou de droite, il n’est pas relancé, il n’est pas mis face à ses contradictions… Je voudrais qu’on m’explique de manière rationnelle pourquoi, en tant que femme de quelqu’un qui est au gouvernement, je serais plus influencée, plus soupçonnable qu’un journaliste qui est copain d’un leader politique, dîne avec lui, est parrain de son fils, part en vacances avec lui. Ce n’est pas mon cas. J’ai cette relation avec Arnaud Montebourg mais les hommes et les femmes politiques, je ne les fréquente pas.

La lecture qui a été faite de l’interview de Jean-François Copé où vous rappeliez ses liens avec Takieddine, c’est que vous avez été agressive parce que vous êtes de gauche, parce que vous êtes avec Arnaud Montebourg. C’est un souci…

_ Oui mais, en même temps, quand Manuel Valls me dit dans On n'est pas couché : «Je sais bien que votre rêve, c'est de punir la gauche», là, les gens me disent que c'est parce que Montebourg est en bisbille avec Valls, ça n'en finit pas.

D’où la situation intenable…

_ Oui mais est-ce que, pour autant, je dois arrêter de travailler ?

Vous n’étiez donc pas d’accord avec la décision de Rémy Pflimlin ?

_ Pas du tout.

Vous vous retrouvez dans le camp des Christine Ockrent, Anne Sinclair, _ Béatrice Schönberg à propos de laquelle un certain Arnaud Montebourg avait à l’époque dénoncé un conflit d’intérêt…

Absolument, mais moi je n’ai pas dit ça. Moi, j’ai toujours pris la défense de mes consœurs, j’ai toujours considéré qu’elles restaient des journalistes indépendantes et qu’il fallait juger sur pièces. À mon avis, Arnaud Montebourg a perdu une bonne occasion de se taire !

Ah bon, il n’y avait pas de problème pour vous avec le fait que Béatrice Schönberg soit mariée à Jean-Louis Borloo ?

_ Béatrice Schönberg, c'est pas pareil, elle était à la tête d'un 20 heures. Et je veux bien comprendre qu'une rédaction soit hyper emmerdée. Après, on lui a trouvé un boulot de substitution, elle n'a pas arrêté de travailler. Moi, ce que m'a dit Rémy Pflimlin, c'est : «Vous ne ferez plus On n'est pas couché et on n'a rien d'autre à vous proposer.» En janvier, je suis allée voir Bertrand Mosca, qui était alors directeur de France 2, en lui disant que si François Hollande était élu, si Arnaud Montebourg entrait au gouvernement, ça allait devenir compliqué pour moi…

Vous voyez bien…

_ Moi, je savais que ça ne me poserait pas de problèmes, mais je m'attendais à ce que la direction de France Télévisions me dise que ce n'était pas possible. Donc, pour éviter de me retrouver dans un cul-de-sac, j'ai vu Bertrand Mosca pour lui demander s'il voudrait continuer à travailler avec moi. On a parlé du magazine culturel du jeudi, mais il m'a orienté vers un débat de société pour lequel j'ai fait un pilote. Le 1er juin, Rémy Pflimlin m'a dit que le projet était enterré, pas assez divertissant. Et qu'il avait déjà quelqu'un pour le magazine culturel. Je lui ai dit : «OK, est-ce qu'on peut réfléchir à quelque chose d'autre ?» Il m'a répondu: «Enfin, Audrey, on est le 1er juin, les grilles de septembre sont bouclées.» Ça fait vingt ans que je fais ce métier, j'ai rarement vu les chaînes de télé boucler leurs grilles de septembre le 1er juin, surtout si elles ont envie de travailler avec quelqu'un. Non seulement je suis cataloguée «femme de», mais en plus on me prend pour une conne : c'est doublement désagréable. Ça remet l'ego en place… Rémy Pflimlin m'a dit : «Peut-être en janvier.» Oui, c'est ça, prends-moi pour un jambon.

Vous êtes-vous posé, ensemble, Arnaud Montebourg et vous, la question de son entrée au gouvernement ?

_ Oui. Comme on voyait gros comme une maison que son entrée au gouvernement serait un moment difficile à passer pour moi professionnellement, si la proposition qui lui avait été faite avait été de second ordre, il l’aurait refusée. Son objectif n’était pas d’être au gouvernement à tout prix, il voulait y entrer pour mettre en œuvre ses idées. Il savait que la contrepartie pour moi était assez lourde, donc il fallait que le jeu en vaille la chandelle. Il a estimé, nous avons estimé, que c’était le cas avec le ministère du Redressement productif.

Vous aviez d’ailleurs tous les deux déjà fait un pacte à l’issue de la primaire socialiste…

_ Oui. On s'était mis d'accord tous les deux pour qu'il se mette en retrait de la campagne pendant quelques mois pour me donner un peu d'air. C'est pour ça que vous ne l'avez pas beaucoup entendu entre la désignation de François Hollande en octobre et le 8 mars, date du dernier invité politique dans le cadre de la présidentielle d' On n'est pas couché . D'ailleurs, fin janvier, François Hollande a voulu le nommer conseiller spécial de sa campagne, il a refusé en disant qu'il souhaitait rester en retrait. Et quand il a été finalement nommé début mars, tout le monde a pensé que c'était à cause de la montée dans les sondages de Mélenchon alors qu'en fait, c'était prévu depuis janvier.

C’est à votre tour de faire votre part du pacte…

_ C’est à mon tour d’en rabattre…

France Inter a aussi arrêté sa collaboration avec vous, vous n’avez rien dit?

_ À France Inter, même si je faisais un éditorial en début de tranche, j’étais dans un espace d’information, un espace qui doit être neutre. Je ne suis pas forcément d’accord sur le fond de la décision, mais bon, et elle s’explique.

Vous vous cachez derrière votre petit doigt : les interviews d’ On n’est pas couché, c’était aussi de la politique.

_ Oui, mais ce ne sont pas des interviews comme dans Des paroles et des actes, ce n'est pas une émission de la rédaction.

Votre histoire résonne étrangement avec le tweet de Valérie Trierweiler. A-t-elle eu tort ?

_ Peut-être est-ce un faux pas mais pendant qu’on parle de ça, on ne parle pas d’autre chose. Moi, ce qui me frappe, ce n’est pas le tweet de Valérie Trierweiler mais le fait que François Hollande, qui a pourtant promis qu’il ne se mêlerait pas des affaires du Parti socialiste, écrive noir sur blanc qu’il soutient Ségolène Royal. J’aimerais qu’on se mette de temps en temps à la place de Valérie Trierweiler et à qui on explique qu’elle n’a plus le droit de s’exprimer, de se mouvoir que dans ce cadre-là. C’est très difficile à vivre, c’est ce que je vis à mon petit niveau. Laissons-lui le droit à quelques errements. Le Fouquet’s ne faisait pas un programme politique, le tweet de Valérie Trierweiler non plus.

Peut-elle continuer à être journaliste ?

_ La situation dans laquelle elle est aujourd'hui, deux papiers par mois à Paris Match, c'est totalement ridicule. Soit on considère qu'elle est encore journaliste et on la traite comme une consœur et non comme une espionne. Soit on se dit que ce n'est plus possible et on lui demande de faire autre chose de sa vie. Pourquoi ne pas aller au bout du raisonnement et se dire qu'il y a un président de la République élu par les Français, qui fait ses voyages officiels seul, qui reçoit ses homologues seul. A ce moment-là, elle pourrait continuer à être journaliste, politique ou pas. Est-ce qu'on a besoin aujourd'hui en France dans la Ve République finissante d'une Première Dame qui, en plus, n'a pas de statut? La difficulté, c'est d'être sur les deux plans, d'être journaliste et d'être sur la photo officielle.

Alors là, vous êtes au chômage?

_ Pas encore ; le 1er juillet. Mais je rencontre des responsables de presse, j’ai des propositions en radio, en télé…

France Inter vous a fait une proposition ?

_ Ils m’ont proposé le 22 heures-minuit le samedi soir. Je suis contente du concept proposé mais j’ai des doutes sur l’horaire et le jour, on réfléchit à une autre place sur la grille. Mais même si je devais aller à Pôle Emploi, je suis dans une situation privilégiée par rapport à des milliers de femmes qui perdent leur emploi tous les jours. Par décence, par pudeur, je n’ai pas envie de me victimiser. En revanche, je pense que ce qui m’arrive pose des questions sur ce que c’est que d’être une femme au travail, aujourd’hui. Ce qui m’arrive va arriver de plus en plus souvent : de plus en plus de femmes exercent des responsabilités importantes. Les conflits d’intérêts ne concernent pas que les journalistes et les politiques, ça concerne tout conjoint qui a un poste à responsabilités. Je suis la compagne du ministre du Redressement productif, imaginez si j’étais directrice juridique ou du développement d’Unilever, qui est impliqué dans Fralib, est-ce qu’il faudrait que j’arrête de travailler ? Il faudra que ce débat-là dépasse le simple cas de Valérie Trierweiler ou d’Audrey Pulvar.

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