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Libération

Quand «24 Heures chrono» donne des cours de torture

Plusieurs séries auraient une influence néfaste sur les soldats en Irak.
par Isabelle DURIEZ
publié le 20 février 2007 à 6h12

New York correspondance

Jack Bauer n'est pas un tendre. Six ans qu'il torture allégrement en prime time, pour le bien de l'Amérique. Sans lui, les pires complots terroristes auraient décimé ses leaders et tué des milliers de civils. Le héros de 24 Heures chrono, la première série en temps réel, ne s'embarrasse ni de moralité, ni de légalité pour sauver les Etats-Unis. L'agent de la cellule antiterroriste de Los Angeles électrocute et poignarde sans états d'âme. Tire dans le genou d'un suspect pour lui faire avouer la cible d'un attentat. Exécute le fils d'un terroriste sous ses yeux pour savoir où se trouve une bombe (en fait, c'est une mise en scène).

Les auteurs de la série le reconnaissent : «ça devient dur de ne pas reprendre tout le temps les mêmes techniques de torture.» L'association Parents Television Council a en effet enregistré 67 scènes de torture pour les cinq premières saisons de 24 Heures chrono. Mais la série préférée des conservateurs de Washington, qui tient en haleine 15 millions de téléspectateurs sur Fox, n'est pas la seule à banaliser la torture : Lost, Alias ou Law and Order s'y sont mis aussi.

Le tournant ? Le 11 septembre 2001. De 1996 à 2001, 102 scènes de torture ont été diffusées aux heures de grande écoute, et pas moins de 624 de 2002 à 2005. Les bourreaux ne sont plus les méchants, tueurs en série et trafiquants de drogue, mais les gentils, les héros : les patriotes. Cette banalisation a des conséquences particulièrement perverses. Selon l'association américaine de défense des droits de l'homme Human Rights First, elle ne rend pas seulement la torture plus acceptable aux yeux des téléspectateurs, elle influence aussi jusqu'à ceux qui mènent des interrogatoires sur le terrain : les soldats en Irak. «Nous avons un faisceau de preuves qui montre que les jeunes soldats imitent les techniques d'interrogation vues à la télé», alerte David Danzig, qui dirige la campagne Primetime Torture (1).

Abou Ghraib. Outre un rapport du gouvernement américain daté de 2004 notant que les officiers utilisent «des méthodes qu'ils se souviennent avoir vues dans les films», Human Rights First a rassemblé, pour un film qui sera présenté aux soldats en formation, des témoignages d'interrogateurs professionnels. Parmi eux, Tony Lagouranis, un ancien interrogateur militaire qui a travaillé à la prison d'Abou Ghraib. Il a dû s'interposer, un jour, lorsque des soldats ont demandé à leur traducteur de hurler comme s'il était torturé pour terroriser les prisonniers : ils venaient de voir la même scène dans 24 Heures chrono en DVD. Certains enseignants de l'académie militaire de West Point considèrent même Jack Bauer comme l'un de leurs principaux problèmes. Les cadets leur disent : «Je l'ai vu dans 24 Heures chrono. Jack Bauer tire dans les jambes du gars, et il craque immédiatement.»«Les instructeurs doivent répéter non seulement que ce n'est pas légal, mais qu'en plus ce n'est pas efficace, explique David Danzig. La série est remarquablement réaliste, mais ce n'est pas la réalité. Dans la réalité, la torture ne marche pas.»

Souffrance. C'est ce qu'un petit groupe de vétérans de l'interrogatoire, issus de l'armée et du FBI, ainsi que le doyen de l'académie de West Point, est allé expliquer aux auteurs de 24 Heures chrono. La rencontre inhabituelle a eu lieu sur le plateau, à Hollywood. «Nous leur avons expliqué que les meilleures techniques demandent du temps et de la patience, par exemple, établir une relation personnelle avec l'interrogé, raconte Joe Navarro, un agent du FBI retraité qui a conduit des milliers d'interrogatoires. La torture n'a jamais conduit à la vérité, seulement à la souffrance. Au mieux, l'interrogé vous dira ce que vous voulez entendre. Au pire, vous n'obtiendrez rien.» Les scénaristes ont pris des notes, posé des questions sur les méthodes «douces». Et argumenté que ce n'est que de la fiction et que les téléspectateurs le savent. «Ils ont été surpris par l'impact de leur série sur les soldats», souligne Joe Navarro.

Pour autant, recourront-ils moins à la torture ? Danzig est plutôt optimiste : «Nous espérons les convaincre qu'il est possible de maintenir la même tension dramatique sans.» L'agent du FBI est plus pessimiste : «Nos techniques n'ont rien de spectaculaire. Mais le public veut de l'action.»

(1) www.primetimetorture.org

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