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Critique

Quand Davy croquait le X

Entre 1975 et 1979, Jean-François Davy recueille la parole des harders. Un coffret réunit ses enquêtes.
par Philippe Azoury
publié le 17 juin 2006 à 21h28

c'est une bonne nouvelle : toutes les enquêtes sur la pornographie et la prostitution réalisées par Jean-François Davy entre 1975 et 1979 sont enfin regroupées dans un coffret de sept DVD. Cette sortie réjouira d'ailleurs moins les fous de porno cracra que l'étudiant en socio-cul chez qui la sexualité fait sujet avant de faire plaisir. Encore qu'Exhibition (I, II, 79), les Pornocrates, Prostitution ne se soient pas contentés en leur temps de recueillir la parole des travailleurs du sexe. Ce sont aussi des films travaillés par la représentation non simulée de la baise. Mais, voilà, Davy (qui a sorti récemment un nouveau film traditionnel, les Aiguilles rouges) a un profil à part dans le milieu du X. Il l'a représenté (3 millions d'entrées au box-office pour Exhibition, ça vous ouvre les portes) sans y appartenir vraiment, se vivant comme l'observateur, le confident et l'amant du porno. Tout en gardant une certaine réserve.

En 1975, Jean-François Davy n'était encore qu'un cinéphile qui s'était lancé depuis peu dans la réalisation de comédies légères à gros succès (Prenez la queue comme tout le monde, Banane mécanique) pour se consoler de n'avoir récolté que mépris du côté de sa grande carrière de cinéaste traditionnel (l'Attentat et Traquenards). Il est aussi producteur d'un projet inédit pour l'époque, osant le mélange entre film noir et scènes pornographiques : Change pas de main. Le réalisateur de cet objet atypique, proposé en bonus de ce coffret, n'est autre que Paul Vecchiali, ancien polytechnicien, ancien critique aux Cahiers du cinéma. Sur le plateau de Change pas de main, durant la partouze finale, Davy tombe sur Claudine Beccarie. La brune affiche un franc-parler qui ne se pare pas, pour excuser sa venue au X, de raisons métaphysiques. Le porno est arrivé, moment parmi d'autres d'une vie mouvementée, commencée en 1945 à Créteil. A 15 berges, celle qui a décroché un CAP d'employée de bureau, fugue après s'être refusée aux attouchements d'un oncle. Rattrapée, elle fera quatre ans de maison de redressement. Après un mariage foiré, elle part pour l'Espagne où elle deviendra entraîneuse dans un bordel. Le cinéma lui confie des petits rôles, chez Yves Robert ou Jean Girault. L'arrivée progressive du hard entre 1972 et 1975 lui donne l'occasion d'apparaître plus longtemps à l'image. Jean-François Davy, en l'écoutant se raconter, décide de faire de ce corps de métier nouveau, la hardeuse, le sujet d'un film à mi-chemin entre le cinéma vérité et l'enquête. Exhibition est présenté à Cannes dans la section Perspectives du cinéma français et sort dans la foulée, en juin 1975. Son succès sera phénoménal ­ sans doute parce que, comme le dit Jean-Pierre Léaud dans le Pornographe de Bertrand Bonello, «Exhibition, c'est la vie de Cosette». Claudine Beccarie, qui n'aspire qu'à avoir des enfants et élever des poules dans une ferme de la Sarthe (c'est d'ailleurs ce qu'on la verra faire dans Exhibition 79, entre deux strip-teases forains pour des hordes de Papys Mougeot surchauffés), c'est un peu la Loana des années Giscard, une petite fiancée des Français prise dans un vortex pornographique dont elle n'arrive pas à se sortir.

La comparaison peut être élargie : il y a quelque chose de la télé-réalité avant l'heure chez Davy, tiraillé entre son désir de voir les tabous voler en éclats et sa dénonciation d'une chair triste. Cette position, le cul entre deux chaises, accouche malgré tout de quelque chose de vertigineux. Dans Exhibition 79 notamment, où Davy croise la route d'une nouvelle génération de hardeurs, la toute fraîche Marilyn Jess et le couple désabusé, poudreux et émouvant que formaient Dominique Irissou et la splendide et regrettée Kathy Stewart.

Plus dérangeant encore, Exhibition II où, pour faire contrepoint à Beccarie, parangon de la France d'en bas, Davy va suivre Sylvia Bourdon, maillon final de l'aristocratie teutonne, nourrie de Wagner, se revendiquant fièrement d'une mère élevée chez les Jeunesses hitlériennes. Bourdon, la dominatrice, s'exhibe comme monstrueuse, affichant une morale nietzschéenne dont les lignes flottent quelque part entre les Damnés de Visconti et la Dirty de Georges Bataille. Exhibition II, si longtemps interdit, est un film malsain certes, mais qu'il fallait oser faire. Mais le meilleur Davy reste Prostitution : sans doute parce qu'il y rencontre alors des gens dont la trajectoire n'entre dans aucune case, des vies qu'il est impossible de juger. Un transsexuel, ancien militant qui a trouvé dans le changement de sexe le dispositif pulsionnel que ne lui permettait pas l'engagement pro-Mao. Ou encore la magnifique Grisélidis Real, dont l'apparition est un moment de vertige et d'ivresse. Plus personne ne parle comme ça, avec ces mots-là, ce phrasé-là, cette hauteur de vue. Lisez ses livres (Carnet d'une courtisane, Le noir est une couleur, réédités chez Verticale), ils restent, tout comme ce film, des coups cinglants portés aux lois Sarkozy.

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