À la rencontre de Wikimédia

par Camille Gévaudan
publié le 9 décembre 2010 à 14h49

Ce n'est pas tous les jours qu'une bande de jeunes libristes a l'occasion de goûter aux petits fours de l'Assemblée nationale... Le week-end dernier à Paris, Wikimédia France a fait les choses en grand : ses deux jours de rencontres autour du patrimoine culturel et du web collaboratif ont été organisés dans une annexe du palais Bourbon, avec projection des Powerpoint sur écran géant et deux interprètes professionnels pour traduire en simultané les intervenants anglophones. La grande classe, pour cette association plutôt méconnue chargée de soutenir et promouvoir Wikipédia et ses projets frères. En une dizaine de tables rondes, wikimédiens et professionnels ont débattu des partenariats passés et possibles autour du thème qui les unit : la diffusion de la culture.

Les invités étaient issus de différents métiers du domaine des «GLAM», joli terme désignant les Galleries, Libraries, Archives and Museums (galeries, bibliothèques, archives et musées). Comme l'explique une page consacrée sur le site de Wikimédia, leurs ressources sont vitales pour les projets libres comme Wikipédia car elles constituent «le fondement de leurs informations vérifiables» , validées par des spécialistes et dignes de confiance pour les internautes. Bref, elles forment la vitrine des informations «fiables» auxquelles sont tant attachés les wiki-sceptiques et les esprits critiques.

«Nous partageons un humanisme numérique»

Trois partenariats ont notamment été noués cette année entre Wikimédia et des instances françaises et étrangères réputées : la Bibliothèque nationale de France (BnF), le British Museum à Londres et la ville de Toulouse.

«Les valeurs de la BnF et celles de Wikimédia coïncidaient pleinement , explique Rémi Mathis, qui a un pied dans chaque camp -- il est à la fois administrateur de Wikimédia France et conservateur des estampes du XVIIe siècle à la BnF. Nous partageons un humanisme numérique.» Une convention signée entre les deux entités en novembre 2009 et dévoilée en avril 2010 a encadré la mise en commun de leurs ressources respectives : d'un côté, une bibliothèque de milliers d'ouvrages libres de droits numérisés par les soins de la BnF (ou de Google) ; de l'autre, une communauté de 13000 internautes prêts à transformer les images scannées en texte pur et remis en forme, par un processus minutieux digne de véritables moines copistes 2.0. Les œuvres choisies n'étaient disponibles nulle part ailleurs sous forme numérisée. Wikisource a donc bénéficié d'une base de données inédite qui lui a permis de doubler le nombres de pages de texte déjà publiées sur son site, et d'une publicité plus que bienvenue pour sortir de l'ombre du grand frère Wikipédia.

Du côté de la ville de Toulouse, c'est autour du projet photographique « Phoebus » que s'est organisé le partenariat avec Wikimédia. Des wikimédiens photographes professionnels ont été appelés à la rescousse pour aider à valoriser les milliers (millions) d'objets paléontologiques et préhistoriques du musée d'histoire naturelle de la ville, en réalisant pour Wikimédia Commons des prises de vue d'excellente qualité et de très haute définition de crânes, bifaces en silex et autres outils en os. Là encore, l'institution culturelle et le projet sur Internet revendiquent des intérêts communs. «Nos missions sont la conquête de nouveaux publics et la co-construction des savoirs» , expliquait vendredi Francis Duranthon, conservateur du Muséum. Que peuvent ajouter les wikimédiens à cette belle profession de foi ?

_ La nécessité de publier les documents sous une licence libre, autorisant leurs réutilisation et modification par n'importe quel internaute, a été naturellement acceptée par le Muséum -- malgré les « travers un peu cocasses » observés par la suite dans les réutilisation des photos. À ses collègues parfois sceptiques face à cet Internet qui «part dans tous les sens» , Francis Duranthon répondait, passionné, que «ce jeu vaut la peine d'être joué» . Il a déjà une idée très précise de ce à quoi devrait ressembler Wikimédia Commons dans les prochaines années : en ajoutant au site des fonctionnalités techniques, l'idéal serait de pouvoir manipuler en ligne des objets remodélisés grâce aux scanners 3D ... «C'est important d'avoir des utopies, un objectif.»

«Ça ne sert à rien que les politiques étrangers viennent en France»

Des utopies, un objectif... et des modèles. Pour présenter quelques initiatives extra-hexagonales, plusieurs wikimédiens étrangers sont intervenus aux rencontres WIKI-GLAM. Parmi eux, l'Australien Liam Wyatt qui eu l'occasion de passer un mois au British Museum en tant que «wikipédien en résidence» , chargé de penser et d'organiser les rapprochements possibles entre professionnels de la culture et contributeurs de l'encyclopédie. «Il ne s'agissait pas de faire de moi le nœud central du projet, mais de construire des relations autour de moi» , précise Wyatt. Les six sous-projets mis en place pendant ce mois de juin 2010 ont tous eu pour objectif de mettre en relation directe les bénévoles et les pros : aide individualisée de conservateurs aux wikipédiens pour rédiger un article, organisation d'une visite «backstage» dans les réserves du musée pour prendre des photos, concours de rédaction d'articles avec cadeaux à la clé, offerts par le musée... Face à cet exemple, la politique de prestigieux musées français comme le musée d'Orsay, qui interdit purement et simplement toute photographie dans son enceinte, fait pâle figure.

Au British Museum pendant la journée «Backstage» -- photo Fæ, CC BY SA

Durant la présentation des différents projets étrangers entre Wikimédia et les «GLAM», les comparaisons avec la France sont souvent revenues sur un ton ironique. En Argentine , le service public Radio y Televisión Argentina vient de sortir 14 DVD d'archives vidéo et radio sous licence libre, donc intégrables aux articles Wikipédia. Outre Rhin, la Bundesarchiv (archives fédérales) a libéré 100000 images historiques au terme de 12 mois de négociations avec Wikimédia. Tout bénéf' pour eux, s'extasiait Mathias Schindler, de Wikimédia Allemagne : les demandes d'utilisation adressées aux archives «ont augmenté de 200% depuis le partenariat, à tel point qu'ils n'arrivent même plus à les gérer !»

L'exemple américain est sur toutes les lèvres et au cœur de tous les fantasmes : chaque cliché pris par un employé du gouvernement fédéral dans l'exercice de ses fonctions appartient automatiquement au domaine public. Un système à mille lieux des usages français, qui gardent les ressources publiques sous le verrou du droit d'auteur. Résultat : les photographies illustrant la fiche Wikipédia des hommes politiques européens sont très souvent américaines. «Merci aux Américains pour les photos de nos hommes politiques ! ironise Schindler. Il faut attendre qu'ils rendent une visite officielle à Barack Obama pour que l'on dispose d'un joli portait d'eux. Et quand c'est l'inverse qui se produit, on ne peut pas utiliser les photos officielles françaises de l'événement. Alors ça ne sert à rien que les politiques étrangers viennent en France... du moins pour Wikimédia !»

«Ouvrir les données publiques est un enjeu citoyen»

Quelques représentants des ressources de l'État étaient pourtant présents aux Rencontres pour présenter fièrement leurs avancées en la matière. Philippe Barbat, directeur adjoint des archives de France, se dit convaincu que la numérisation et la mise à disposition des archives fait partie du service public, mais rappelle que la question des données personnelles peut entraver le droit de les réutiliser librement -- notamment dans le cas des registres paroissiaux et d'état civil qui constituent le gros de son travail, en réponse aux requêtes d'ordre généalogiques. Un avis de la CNIL qui devrait être publié dans les prochains jours devrait trancher le problème en précisant l'ordonnance à la loi Informatiques et libertés sur la «liberté d'accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques» .

De son côté, l'Agence du Patrimoine Immatériel de l'État (APIE) a donné un aperçu du travail d'harmonisation des mentions légales sur les sites publics, qui devrait être finalisé en 2011. Reconnaissant que la situation actuelle est embrouillée et parfois aberrante, avec des mentions «Tous droits réservés» apposées là où elles ne devraient pas l'être, Anne Fauconnier, chef de projet à l'APIE, a présenté trois futurs pictogrammes qui permettront de comprendre clairement les conditions de réutilisation des données :

Seule la première de ces licences est véritablement libre, puisqu'elle ne pose pas de restrictions à la circulation des données. La question de la clause pour réutilisation «non commerciale» est épineuse. Différencier les usages gratuits et les usages commerciaux est indispensable selon l'APIE. Anne Fauconnier expliquait même qu'il ne faut pas «proposer les redevances à des tarifs trop bas» , afin d' «éviter un abus de position dominante» des instances publiques face aux sociétés privées qui vendent des répertoires d'informations similaires. Pour les wikimédiens, libristes militants, c'est la mauvaise solution : «Exclure l'usage commercial, c'est s'exclure d'Internet , a répondu Erik Möller, directeur adjoint de la Wikimedia Foundation. Ce n'est pas viable sur le long terme.» Mélanie Dulong, responsable juridique des licences Creative Commons, reconnaît elle-même qu'une distinction selon l'usage commercial ou non «n'a pas de sens» si elle est accolée à une réutilisation proclamée libre : la clause est «trop floue, inapplicable» dans la plupart des cas et notamment sur Internet, où les nouveaux usages brouillent les repères habituels. Le Ministère de la justice, plus avant-gardiste, a créé en avril 2010 une licence IP -- «information publique librement réutilisable» . Ne reste plus aux administrations qu'à les adopter, ce qui ira avec un changement des mentalités. Et «le temps des institutions est très différent du temps wikipédien» , rappelle David Monniaux (Wikimédia France) en souriant.

«Les institutions nationales sont en retard sur les collectivités locales»

Heureusement, certaines instances territoriales ont pris les devants. «Les institutions nationales sont en retard par rapport aux collectivités locales, comme les institutions culturelles sont en retard par rapport aux institutions scientifiques» , constatait Alexandre Moatti (ex-administrateur de Wikimédia France). Des élus de la ville de Brest et de Rennes en ont fait une belle démonstration, en intervenant immédiatement après les toulousains pour présenter leurs initiatives locales, un peu plus éloignées des projets Wikimédia eux-mêmes. «Carnets collaboratifs» de WikiBrest , où les Bretons rédigent une forme de Wikipédia régionale, libération des données géographiques à Plouarzel -- 3000 habitants et la méga-classe --, «cartoparties» à Plouzané pour enrichir OpenStreetMap et permettre aux gens de «se réapproprier la carte» ...

Musées, Wikipédia, bibliothèques, Wikisource, archives nationales, OpenStreetMap, agglomérations : «On a tous le même objectif : diffuser la connaissance» , résumait la présidente de Wikimédia France, Adrienne Alix, refermant deux jours de débats intenses mais débordants d'enthousiasme. «Reste à trouver comment le faire au mieux ensemble.

Mais au pire, on risque juste de diffuser trop de culture...» Le public est reparti la larme à l'œil.

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