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Libération
Critique

S’emparer des «désemparés»

Redécouverte, en DVD, du dernier film américain de Max Ophüls, assorti de deux interviews passionnantes.
par Bruno Icher
publié le 3 avril 2010 à 0h00

C'est à une épatante leçon de cinéma qu'invite cette édition des Désemparés, dernier film américain de Max Ophüls, tourné en 1949 et devenu, jusqu'à aujourd'hui, une rareté de cinémathèque. Outre la qualité de la version, ce DVD est accompagné de deux interventions passionnantes. L'une du grand spécialiste américain d'Ophüls, Lutz Bacher, l'autre du réalisateur Todd Haynes, grand admirateur du cinéaste allemand, au point de décrire ici tous les points référentiels dont il s'est inspiré pour construire les personnages et le scénario deLoin du paradis. The Reckless Moment, titre original du film (le Moment d'égarement), est tiré d'un roman d'Elisabeth Sanxay Holding, un mélo classique mettant en scène une femme qui sauve sa fille de 17 ans du monstrueux pétrin dans lequel elle s'est fourrée. La mère courage est seule aux manettes tandis qu'en ces années d'immédiate après-guerre, son ingénieur de mari travaille à la reconstruction de l'Europe et, au passage, à son enrichissement personnel.

Idylle. Max Ophüls, tout en conservant l'intrigue du roman, en fait autre chose. Une rencontre formelle et théorique entre mélodrame et film noir, comme le souligne Todd Haynes, mais aussi un réquisitoire féministe tout en subtilités du piège absolu que peut représenter le très convenable foyer américain typique. L'héroïne (Joan Bennett) est une mère de famille obsédée par l'ordre et par les convenances, constamment agacée quelle que soit la situation : une chemise froissée ou un cadavre dans le garage à bateau. Elle affronte un sinistre maître chanteur, incarné par James Mason, avant que leur relation ne dérive vers les rivages d'une idylle à peine évoquée. Et, au fond, la pègre ou la petite bourgeoisie ne sont pas des prisons si différentes qu'elles n'en ont l'air.

Les Désemparés est un film à budget modeste, mis en chantier par la Columbia sous l'impulsion du producteur Walter Wanger, fana de cinéma européen et, pas accessoirement du tout, mari de Joan Bennett à qui il donne le premier rôle. La décision de confier le projet à Max Ophüls revient à Wanger mais aussi à James Mason, covedette du film, qui avait d'abord milité en faveur de Jean Renoir avant de comprendre que le Frenchy était trop cher.

Claustrophobie. Ophüls se retrouve donc dans le coup dès l'écriture du scénario et participe à chaque étape de construction du film, depuis le choix de l'équipe et des décors, jusqu'aux dialogues et au casting. C'est ainsi qu'il donne des directives afin que le décor de la maison bourgeoise se prête facilement à des plans-séquences complexes et obsédants qui traduiront le sentiment de claustrophobie de l'héroïne. Mais il ne gagne pas toujours la partie. Ainsi, dans une scène où Joan Bennett traîne un cadavre sur la plage, Ophüls avait imaginé un long et silencieux plan-séquence. Le studio a refusé, imposant d'intercaler des plans furtifs pour soulager la tension de la scène qui prend du coup une intonation à la Hitchcock. Mais le mieux, c'est encore de revoir le film et d'écouter ce qu'en disent Bacher et Haynes.

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