Salvia: La toile sort ses tripes

La salvia, dernière drogue à la mode, est devenue un phénomène Internet, via YouTube. Filmés en pleine défonce psychédélique, les consommateurs donnent naissance à une nouvelle esthétique de la commotion.
par Philippe Azoury
publié le 24 septembre 2008 à 8h25
(mis à jour le 24 septembre 2008 à 14h50)

Elle s'appelle salvia divinorum, mais vous pouvez l'appeler salvia. Dans la rue, là où on parle de plus en plus d'elle, on lui a déjà collé des sobriquets affectueux: «Magic Mint.» Ou encore «Sally D» , comme dans un vieux morceau de Lou Reed. Sally est une drogue, la nouvelle défonce qui affole l'Amérique. Une sauge mexicaine aux effets hallucinogènes d'une violence incommensurable.

Le New York Times consacrait récemment un grand article à ce sujet , alertant à la fois sur la diffusion importante de cette drogue et sur sa présence massive sur des sites vidéo tels que YouTube, les utilisateurs se faisant filmer en plein délire. Dans l'article, on peut lire le témoignage d'un certain Brian D. Arthur, expert en drogues psychédéliques qui est catégorique: «La plus intense expérience que j'ai jamais eue.» La plus brève aussi: les effets de la salvia durent cinq minutes, montre en main. Par la brutalité même de sa propagation, la salvia a la vitesse d'un wagon lancé sur une montagne russe. Les bons trips ont pu évoquer, chez un dénommé Narhan K., 29 ans, résidant à Waco, «l'état d'un corps que l'on transporterait dans un rêve où il s'agirait de descendre des rivières d'eau de pluie en pleine forêt». Mais les mauvais trips, turbulents, durs, sont de l'ordre du cauchemar pur et simple. Les uns comme les autres ont connu là l'expérience de vivre «à côté de son corps» .

La réputation sauvage de la salvia aux States aujourd’hui se nourrit de deux informations: en dépit de sa petite ressemblance avec le crack, elle ne provoquerait aucune addiction. Et, surtout, rares sont ceux qui, après en avoir fumé (ou mâché, en dépit de son goût affreusement amer) auront envie de renouveler l’expérience.

Extraits de salvia-clips, tirés du film «Without Sun» , de Brody Condon. DR

Pour l'heure, il s'agit encore d'une drogue légale, vendue essentiellement sur Internet, mais aussi entre 5 et 50 dollars le gramme dans quelques pharmacies de presque tous les Etats. Pour combien de temps ? La Floride vient de l'interdire. Mais voilà, la salvia connaît depuis quelques mois une explosion de ­popularité qui inquiète les autorités: sur 1,8 million d'Américains à l'avoir déjà essayée, ils seraient 750 000 sur les seuls huit derniers mois. Surtout, le consommateur type de salvia ne ressemble plus au drogué des couches pauvres ou marginales de la société : c'est, à en croire les images qui nous arrivent, un étudiant, très souvent blanc, ayant entre 18 et 25 ans, adepte jusqu'ici de la fumette et en quête d'émotions fortes pour le week-end. Il a de fait le plus souvent fait connaissance avec Sally D en cliquant précisément sur YouTube , où la plus puissante des herbes hallucinogènes fait un tabac : d'ores et déjà plus de 5000 vidéos (la majorité d'entre elles interdites au moins de 18 ans), au succès colossal (le million de clics), ayant toutes ou presque le même scénario: un mec tire sur une pipe et plonge illico dans un bref trip tétanisant. Ses copains tiennent le manche de la caméra (très tremblée en raison des fous rires). Et puis on fait tourner. Tourner quoi, la pipe ? Non, les images.

La salvia est moins le LSD du XXIe siècle qu’une drogue YouTube. Celle dont la brutalité et la brièveté se prêtent à sa vitesse de consommation de séquences autofilmées. Celle que l’on s’échange. Devant ce déversoir d’expériences «forwardées», nous plongeons dans une esthétique démocratisée de la commotion. Où le film ne traduit pas une vision: là où les films faits sous acide proposaient des visions subjectives (à base de couleurs buvard abrasives), les salvia-clips nous mettent devant l’effet accompli. Le spectateur ne connaît pour l’heure que les effets extérieurs et ces petits films ne nous autorisent qu’à spéculer sur le trip psychique.

Extraits de salvia-clips, tirés du film «Without Sun» , de Brody Condon. DR

D'une certaine façon, nous avons affaire là à un tournant. Car jusqu'ici, la représentation des drogues dans l'art allait, unilatéralement, du côté de la transmission des effets: Michaux peignait et traduisait en poèmes les formes que la mescaline suscitait en lui, Tim Leary faisait boire aux Ash Ra Tempel des lampées de Seven Up coupé au LSD pour étirer les sons en de longs mantras hypnotiques, Garrel faisait des films avec Nico «pour planer» , Burroughs et Gysin télescopaient images et mots dans des cut up et autre Dream Machine.

Il n'y a pas d'antécédent à l'extériorité affichée des films faits sous salvia. Même Main Line, le court métrage qui montrait en 1969 Michel Bulteau et ses amis poètes électriques se shootant à n'importe quoi, finissait dans des images floues, à leur tour dopées. Ici, c'est l'inverse. On ne se défonce pas à la salvia pour le trip lui-même, mais davantage pour la séquence YouTube possiblement diffusable, pour un vidéo gag potentiel directement sous influence de Jackass. La salvia a été attrapée par la culture de ces utilisateurs slackers américains, jeunes et blancs, voulant tâter du truc cinq minutes. Qui font un sketch performatif de tout. Artaud parlait d'une «espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité» , la génération YouTube n'y voit, elle, qu'une parenthèse «safe» de cinq minutes, dont la vidéo diffusée est comme le trophée et la preuve : «Salvia, j'y étais.» Elle laisse le drogué au milieu d'un de ces appartements familiers, terrifiants de normalité wasp, loin de la forêt, de la rivière ou du cauchemar en cours. Réveillé mais sans savoir où, le corps dissipé, amnésique: tragiquement con. Une image est née.

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