Menu
Libération

Shoah : Alliés dans le silence

par Annette Lévy-Willard
publié le 29 octobre 2012 à 17h36
(mis à jour le 30 octobre 2012 à 10h28)

On ne comprendra jamais. C'est ce qu'on se dit à la fin du saisissant documentaire Ce qu'ils savaient. Les Alliés face à la Shoah , qui se termine par cette déclaration de 1945 du général Eisenhower, futur président des États-Unis : «J'ai eu le plus grand choc de ma vie.» À la tête des troupes américaines qui libèrent un à un les camps nazis, il vient de découvrir les monceaux de cadavres, les chambres à gaz, les restes des millions de Juifs assassinés. Qui auraient pu être sauvés. Par son propre gouvernement, entre autres. Dans les années 70, des historiens ont en effet commencé à établir la responsabilité des Alliés, les preuves qu'ils avaient les informations sur la solution finale. Et que, jusqu'à la dernière minute, ils n'ont rien fait pour enrayer la machine de mort nazie.

Une telle indifférence devant le plus grand massacre organisé du XXe siècle restera incompréhensible. Cherchant des réponses, la réalisatrice Virginie Linhart refait l’histoire de ces années 1939-1945 à partir de nouveaux documents secrets sortis des archives, des télégrammes, des messages, des photos, des films, qui sont encore plus accablants. Elle montre dans ce documentaire clair et choquant que Roosevelt, Churchill, Staline, De Gaulle, les quatre chefs de la guerre contre l’Allemagne, savaient. Et que chacun, pour des raisons diverses, a choisi de se taire.

Charles De Gaulle et Winston Churchill

Bien sûr, ces dirigeants avaient lu Mein Kampf , ils avaient entendu, comme tout le monde, Hitler en 1939, qu'on voit hurlant à la tribune d'un meeting à la veille de la guerre que «le résultat sera l'extermination des Juifs d'Europe» . Il met en application son plan, la solution finale s'accélère, les millions de morts s'accumulent. Les Alliés ne font pas un geste. Pourtant De Gaulle a protesté, dès octobre 1941, quand Pétain a exclu les Juifs de la vie nationale. Il a même envoyé un message de solidarité à Stephen Wise, président du Congrès juif mondial, réclamant qu'on rétablisse l'égalité de tous les citoyens sur le territoire français. Mais ensuite le général restera silencieux.

En 1941, l'Allemagne envahit l'URSS et ses troupes spéciales, les Einsatzgruppen, rassemblent hommes, femmes et enfants dans les villes sur leur chemin pour les tuer méthodiquement dans d'immenses charniers, c'est la Shoah par balles. Les témoignages des massacres arrivent à Londres et Washington, les rapports venus de l'Europe occupée se multiplient. À Londres, Churchill sait. Il reçoit en permanence des notes de ses services secrets qui espionnent les Allemands, ils lui traduisent les messages des SS. On voit ainsi un document resté secret pendant cinquante ans -- il est barré d'un avertissement : «MOST SECRET-To be kept under lock and key» («Secret absolu, ne doit jamais sortir de ce bureau») -- dans lequel les SS tiennent la comptabilité des dizaines de milliers de Juifs qu'ils ont exécutés chaque jour. L'organisation juive Bund envoie à la presse anglaise l'information que le Daily Telegraph va publier : 700000 juifs sont gazés dans des camions. Silence des autorités britanniques.

En été 1942, De Gaulle reçoit à Londres un télégramme de la France libre qui décrit les sévices inouïs dans les camps d'internement français, les enfants abandonnés, les parents qui se suicident, concluant : «Alors la France devient terre de pogrom.» Les porte-parole de la France libre vont se succéder au micro de la BBC puis vont arrêter d'en parler.

Franklin Roosevelt et Joseph Staline

À Washington, le président Roosevelt et le Département d'Etat aussi savent. La résistance polonaise ne cesse d'envoyer des émissaires pour expliquer aux Américains ce qui se passe. Comme le fameux Jan Karski, témoin direct venu du ghetto de Varsovie, reçu à Washington par Roosevelt. Qui l'écoute. Et n'agira pas. Le représentant du Bund aux États-Unis qui a tenté de mobiliser le gouvernement américain, finit par se suicider, au gaz, accusant les Alliés d'être complices des criminels, espérant «par sa mort briser cette indifférence» . À Moscou, Staline organise un comité d'intellectuels juifs qui lancera un appel au monde. En vain. Non seulement les Alliés ne secourent pas les Juifs, mais ils leur ferment leurs portes. Aucun visa pour la Palestine alors sous mandat britannique, décide Anthony Eden, le ministre anglais des Affaires étrangères. L'Amérique aussi ferme ses portes, refuse d'accorder des visas aux Juifs qui tentent de s'enfuir d'Europe.

En 1944, les Alliés ont débarqué en Normandie, la guerre est presque finie. Les pilotes britanniques ont pris des photos aériennes très précises du camp d'Auschwitz. Les chambres à gaz, les crématoires. Les Allemands ont envahi la Hongrie et, même s'ils ont perdu la guerre, ils entreprennent de déporter aussitôt les 400000 Juifs hongrois. On demande aux Alliés de bombarder les voies de chemins de fer entre la Hongrie et Auschwitz. Refusé : «Cela mobiliserait trop de forces aériennes.» Argument ou excuse, les Alliés avanceront toujours qu'il fallait avant tout gagner la guerre.

Paru dans Libération du 29 octobre 2012

Ce qu’ils savaient. Les Alliés face à la Shoah

_ Documentaire de Virginie Linhart

_ sur France 3 à 23 h 10.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique