Sipa News, l’agence tous risques

par Isabelle Hanne
publié le 29 octobre 2012 à 12h25
(mis à jour le 29 octobre 2012 à 12h37)

Le grand open space est encore un peu vide, sauf les trois ou quatre téméraires qui y ont passé la nuit. Il est 8 heures et Pierre-Albert Ruquier a un peu les yeux qui piquent : quatre heures déjà que le secrétaire général de la rédaction de Sipa News a le nez sur le «fil», le programme où atterrissent les dépêches. «Ça a été assez calme, à part un tremblement de terre au Costa Rica et des bombardements à Gaza , détaille-t-il. On fait un test de couverture 24 heures sur 24. On avance par étapes.» La première pour cette toute nouvelle agence de presse généraliste, c'est cette semaine. Depuis lundi, une trentaine de groupes de médias (dont Le Nouvel Obs, Radio France et La Voix du Nord) teste son service, concurrent de celui de l'Agence France-Presse (AFP) ou de Reuters. Pour s'assurer une couverture plus exhaustive de l'actu, les rédactions sont en effet abonnées au fil de dépêches de ces agences, sorte de grossistes de l'info.

L’an dernier, Peter Löw et Martin Vorderwülbecke, deux hommes d’affaires à la tête de DAPD Media Holding (qui détient l’agence de presse allemande DAPD), ont acquis la légendaire agence photo Sipa Press, fondée en 1973 par le photoreporter turc Göksin Sipahioglu, mort en 2011. En avril, c’est au tour de l’agence DioraNews d’être rachetée. La branche s’appelle désormais Sipa Media et fournit des contenus pour les terminaux mobiles (entre autres le site d’Orange). Mais le projet a vraiment pris forme quand, en juillet, la holding allemande a racheté le service français de l’agence américaine Associated Press (AP). Une trentaine de recrutements supplémentaires ont été faits depuis la rentrée, et l’agence compte des dizaines de pigistes en province.

Aujourd’hui, 120 salariés, dont près de 70 journalistes, travaillent côte à côte au siège parisien de Sipa, dans le XVIe arrondissement. Au temps de sa splendeur, l’agence photo occupait tout l’immeuble et celui d’en face. Aujourd’hui, Sipa partage les locaux avec Réservoir Prod, la boîte de feu Jean-Luc Delarue. La rédaction est au deuxième étage ; le fonds photo au sous-sol et dans les dédales d’un bunker de la Seconde Guerre mondiale. Cartons et tiroirs conservent 25 millions de tirages, diapos, négatifs, plaques de verre. Non numérisés.

«Bon, on est un peu en retard pour la conf» , lance Jean-Luc Testault l'air ennuyé, calepin en main. Ex-rédacteur en chef France à l'AFP, c'est la belle prise de Sipa, dont il dirige désormais la rédaction. La réunion a lieu dans une petite salle toute en longueur, un peu dépouillée hormis des trophées sur une table au fond - les récompenses des photographes de l'agence acquises au fil des ans. Une petite dizaine de chefs, dont beaucoup de femmes, discutent PSA, Tour de France, loi Duflot, dette grecque et Ainsi soient-ils , la série d'Arte sur des séminaristes . «Politique ?» questionne Jean-Luc Testault. «On a deux avant-papiers : un sur le PS à l'épreuve du pouvoir, un autre sur le débat Copé-Fillon» , détaille Christine Ollivier, pull orange et ex-France Soir. «Et côté entertainment ?» relance Testault. «C'est la grosse journée de promo James Bond , annonce Edouard Gayet, rédacteur photo. Toute l'équipe du film est à Paris.» Murmure faussement hystérique autour de la table : «Quoi ? Y a Daniel Craig à Paris ?» On discute de l'ex-assistante de Julien Dray qui serait mouillée dans un braquage de bijouterie. «Elle est allée chourer des montres ?» rigole Erik Monjalous, directeur général adjoint de la nouvelle agence, ex-directeur commercial de l'AFP.

Pendant ce temps, le plateau s'est rempli de journalistes, d'iconos, de secrétaires, de documentalistes. Au fond à gauche, des horloges donnent l'heure dans huit capitales du monde. Au fond à droite, on aperçoit les armoires des serveurs informatiques qui clignotent. «On est déjà équipés depuis longtemps pour gérer des fichiers très lourds , explique Mete Zihnioglu, l'autre DG adjoint, à Sipa Press depuis quarante ans. On reçoit près de 15000 photos par jour, et on en met 7000 en ligne. Alors le texte, on gère ça sans problème.» Pour lui, l'arrivée de la nouvelle agence est une «plus-value» : la technologie utilisée par le fil de Sipa News permet d'attacher au texte des photos et des vidéos, là où les autres agences proposent deux fils distincts.

En milieu de journée, l'open space bouillonne et résonne de toute la créativité en matière de sonneries de téléphone. «Je trouve pas Airbus sur le fil ! lance à son équipe Sophie Tetrel, la chef du pôle étranger. Pour l'instant, c'est un peu infernal. Beaucoup dans l'équipe ne sont pas agenciers à la base. Il faut expliquer qu'on ne reprend pas les infos d'un autre média : nous sommes la source. Mais c'est aussi une richesse, ils ont d'autres idées d'angle, sont moins formatés.» «Il y a énormément de boulot , confirme un ancien d'AP France. Et c'est assez stressant, parce qu'on est en période de test par nos futurs clients . Mais c'est motivant.» Sa voisine prend la conversation à la volée : «Il y a une vraie attention portée au qualitatif, et c'est très ouvert aux initiatives personnelles.»

Mais des mauvaises nouvelles d'Allemagne ont un temps assombri cet unanimisme. Début octobre, on apprenait que l'agence allemande DAPD et six autres filiales de la holding qui possède Sipa déposaient le bilan. «On s'est dit : ça y est, ça va s'arrêter avant même d'avoir commencé» , témoigne une autre ancienne d'AP France, dont les salariés ont été particulièrement maltraités ces dernières années. «En fait, il ne s'agissait pas de dépôts de bilan, mais plutôt de l'équivalent allemand de la procédure de sauvegarde , rectifie Erik de Monjalous. Ça leur permet de restructurer l'entreprise en étant protégé par l'État.» Il assure que «l'activité en France n'est pas concernée» mais a «été un peu surpris par le timing».

Sur son bureau, Monjalous a étalé les cartes de visite des clients potentiels : l'Express , RFI, le Dauphiné , Radio France, iTélé… C'est l'heure de la tournée des popotes. Ce matin, Monjalous et Testault vont démarcher un client potentiel chez Lagardère. Avec un service «30% à 50% moins cher» que l'AFP, 300 dépêches par jour, l'accès au fil mondial d'AP, avec qui Sipa a un accord, et un service «ajusté aux besoins du client» , Monjalous en est sûr : «Il y a de la place pour une agence différenciée. Pour certains médias, on sera là en complément des autres agences. Pour d'autres, en substitution.»

Au téléphone, une journaliste présente Sipa News. «Quand je parle de l'agence, je leur dis qu'on est une alternative à l'AFP. Ça, je le fais dix fois par jour, dès que je décroche mon téléphone.» C'est tout le paradoxe de cette nouvelle structure à trois têtes : Sipa est à la fois une institution, avec un immense patrimoine et une grosse notoriété, mais c'est aussi une start-up. Avec ses acquis et ses tâtonnements.

Paru dans Libération du 26 octobre 2012

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