Soaps à la grimace aux Etats-Unis

par Fabrice Rousselot
publié le 3 mai 2011 à 12h22

P eople Magazine parle de «la fin d'une époque» . Le New York Times évoque le «décès d'une des plus vieilles institutions de la télévision» . Et le Los Angeles Times regrette «un genre qui disparaît» . De quoi s'agit-il ? De la mort programmée de ce monument que fut le soap opera pendant plus d'un demi-siècle sur le petit écran américain.

L'avis de faire-part est venu avec l'annonce par la chaîne ABC de l'annulation prochaine de deux de ses soaps vedettes, All My Children et One Life to Live . Avant cela, c'est CBS qui, l'année dernière, avait décidé de se débarrasser d' As the World Turns et de Guiding Light . ABC a justifié sa décision de la même façon que sa concurrente avant elle, en mettant en avant la perte d'audience de ses feuilletons. Depuis 2006, All My Children a laissé filer près d'un million de téléspectateurs, pour passer de 3,2 millions de fidèles à 2,4 millions. «Nous n'avons plus les moyens de produire ces soaps avec des chiffres aussi bas , a reconnu Brian Frons, l'un des directeurs des programmes chez ABC. Il arrive un moment où on ne peut plus justifier les dépenses.»

Les soaps ont explosé dès la fin des années 30 aux États-Unis, tout d'abord à la radio. Le terme vient simplement du fait que ces feuilletons dramatiques étaient sponsorisés et produits par des marques de savon ( soap , en anglais), comme Procter & Gamble, Colgate-Palmolive ou encore Lever Brothers. L'objectif était simple : capter l'attention des ménagères pendant qu'elles faisaient leur lessive et les encourager à acheter encore un peu plus de savon. Les versions télévisées sont apparues à la fin des années 50. Toujours diffusées entre midi et 16 heures, juste pendant et après le déjeuner et avant de récupérer les enfants à l'école. Très vite, le soap est devenu incontournable, véritable temps fort de la programmation de l'après-midi pour les trois grands networks, ABC, CBS et NBC. De Santa Barbara à As the World Turns en passant par All My Children , les soaps ont fasciné des générations de téléspectatrices (et téléspectateurs), n'hésitant pas notamment à toucher certains sujets tabous dans les années 80, comme le sida, le racisme ou encore l'alcool chez les jeunes. Les milliers d'épisodes programmés ont servi de tremplin à de nombreuses stars du grand écran : Robin Wright Penn ( Santa Barbara ), Demi Moore ( General Hospital , notre préféré), Meg Ryan ou Julianne Moore ( As the World Turns ).

Aujourd'hui, il faut le reconnaître, les soaps ont mal vieilli, dignes représentants d'une télé du passé qui fleure bon la ringardise. L'acteur de soap surjoue en permanence. Il se reconnaît à son bronzage impeccable été comme hiver -- un peu orange tout de même -- bien qu'il n'ait pratiquement aucune scène en extérieur. Il n'a jamais une mèche qui dépasse de son brushing. Et il a des répliques cinglantes du genre : «Je ne te l'ai pas dit, mais je t'aime à la folie. Qu'est-ce que tu vas faire avec ton mari ?» Le tout prononcé avec d'intenses trémolos dans la voix.

Les intrigues, surtout, apparaissent de plus en plus folles et complètement abracadabrantes. Il y a toujours un amant, une maîtresse, des baisers enflammés (sans la langue), mais pas de sexe ou de scènes trop osées. Par exemple, en quarante ans de présence cathodique, Susan Lucci, 64 ans, qui interprète Erica Kane dans All My Children, a été la parfaite incarnation du soap dans toute sa splendeur. Le personnage a été marié dix fois, a été accusé de meurtre, a trompé l’un de ses nombreux maris avec le frère de celui-ci, a subi un viol avant de poignarder un autre mari en pensant qu’il était son agresseur, a cru à un avortement alors que son médecin avait en réalité kidnappé le nouveau-né. N’en jetez plus…

«Les soaps sont une espèce en voie de disparition pour plusieurs raisons , explique Robert Thompson, le directeur du Centre Bleier pour la télévision et la pop culture à l'université de Syracuse, dans l'État de New York. D'une part, les jeunes femmes d'aujourd'hui n'ont plus les mêmes centres d'intérêt qu'avant. Et puis, même si les séries ont toujours de l'avenir à la télévision ou sur Internet, ce n'est plus le cas de ce genre de grosses productions avec des dizaines d'acteurs. Je suis même étonné qu'elles aient tenu jusqu'au XXIe siècle».

Pour les chaînes de télévision, la tendance est en fait beaucoup plus à la télé-réalité, aux talk-shows ou aux émissions pour les jeunes. Il y a quelques mois, le groupe Walt Disney, propriétaire d'ABC, a en outre décidé d'abandonner sa chaîne câblée entièrement consacrée aux soaps, SoapNet, pour la remplacer par Disney Junior, destinée aux adolescents. Selon les études faites par ABC et détaillées par Brian Frons, les nouvelles «ménagères», entre 18 et 49 ans, s'intéressent désormais principalement aux émissions de lifestyle . Les deux soap operas supprimés seront ainsi remplacés par un programme de cuisine et un talk-show consacré à la santé.

Dès le début de l'année prochaine donc, CBS sera le seul grand network américain à encore offrir deux soaps à la mi-journée, The Young and the Restless ( les Feux de l'amour , en VF) et The Bold and the Beautiful ( Amour, Gloire et Beauté ). ABC conserve seulement General Hospital et NBC Days of Our Lives . À en croire Robert Thompson toutefois, tous pourraient disparaître «dans les cinq ans à venir» . «Mais cela manquera au paysage télévisuel américain , assure-t-il, le soap avait une certaine touche d'originalité et de folie par rapport à tout ce que l'on voit aujourd'hui.»

Paru dans Libération du 2 avril 2011

De notre correspondant à New York.

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