Sous les pavés, quelle fibre optique ?

Monofibre ou multifibre ? La bataille du très haut débit fait rage entre Orange, SFR et Free qui ont une vision différente du réseau souterrain.
par Catherine Maussion
publié le 10 juillet 2009 à 15h58
(mis à jour le 10 juillet 2009 à 15h59)

La fibre optique, un nœud d'embrouilles ? Ce matin, Nathalie Kosciusko-Morizet va réunir des acteurs «sous haute tension» , selon son entourage et «faire preuve de fermeté» . Face à Orange, notamment, qui a déjà sorti le bazooka : «Si c'est comme ça, j'arrête de fibrer !» a dit l'opérateur historique au régulateur des télécoms (Arcep). Car la baston avec Free monte d'un cran. En cause ? Deux conceptions opposées sur la meilleure façon de fibrer. En jeu ? Le futur réseau de fibre optique, et ses débits pantagruéliques, censé équiper la France pour un demi-siècle et y apporter emplois, services, modernité, etc. Sur une fibre (100 mégabits par seconde, selon les offres actuelles), «vous allez pouvoir regarder une chaîne TV en HD, télécharger légalement des vidéos, envoyer des photos et même jouer en réseau» , tout cela à la fois, comme le vend Orange dans sa pub. Sauf qu'au dernier pointage, seule une misérable poignée d'internautes – 40 000 au total

[[Hors abonnés Numericable qui ont le câble coaxial, équivalent moins performant de la fibre.]], chez SFR, Orange ou Free –, accède au nirvana numérique. Loin des 4 millions de foyers, horizon du gouvernement pour 2012...

Après un début en fanfare en 2007, le déploiement de la fibre marque le pas. Tous les acteurs attendaient l'arbitrage du régulateur. Tombé le 22 juin, il fixe la règle du jeu dans les villes. Il assure que la méthode choisie par Free, le point à point – une fibre par abonné tirée depuis le central de l'opérateur à son domicile –, est légitime. Et qu'Orange, partisan d'une fibre partagée entre plusieurs abonnés (PON), ou SFR-Neuf, qui balance entre les deux, ne peuvent s'y opposer. Jugement gravé dans le marbre ? Non, il faudra attendre l'automne, après d'ultimes consultations de l'Autorité de la concurrence et de la Commission européenne. D'où le lobbying actuel. Le régulateur met en garde contre le retour d'un «supermonopole» . Pas question de suivre l'exemple du Japon, champion du très haut débit mais aussi «pays du retour en force de l'opérateur historique» NTT-DoCoMo (70 % du marché), grâce au PON. «Orange a choisi exprès la technologie la plus difficile à mutualiser, le PON» , épingle l'UFC-Que choisir.

D’où ce combat féroce à Paris. La ville dispose d’égouts faciles à équiper. Free et SFR s’y tirent la bourre. Orange dispose déjà de ses fibres, mais fait bouchon, accusant ses deux rivaux. Pris en otage, le futur abonné, lui, patauge. Décryptage en cinq points.

Quand vais-je être équipé ?

Impossible à dire. Aucun calendrier n'est publié. Chacun s'espionne et fibre en douce, à Lille, Nantes, Toulouse, Bordeaux, etc. Paris, ville riche et branchée, est en avance, comme d'habitude. «On sera bientôt à 70 %» , dit-on chez Free. Entendez, fin 2009. Le réseau de Free aura alors tissé sa toile au pied de 70 % des immeubles. SFR vise 80 % pour la fin de l'année. Doit-on les croire ? Tapie dans les égouts, la fibre débouche rarement dans les immeubles… Fin 2008, ils étaient 3 à 4,5 millions de ménages, vivant, sans s'en douter, à une portée de lance-pierre d'un réseau de fibre. Mais 550 000 seulement disposent d'une prise dans leur immeuble (20 500 sont fibrés). Le régulateur ne s'occupe pour l'instant que du cœur des villes.

Il a listé 148 communes, abritant 5,16 millions de foyers, dont la moitié hors région parisienne, où la règle sera la mise en concurrence des opérateurs. Soit toutes les villes de plus de 250 000 habitants ; ainsi que les communes alentour si elles sont denses en immeubles. Orange aurait aimé que la zone du «chacun pour soi» soit plus large. On le comprend : il a les poches les plus profondes pour investir. «Il a même deux ans d'avance» , s'inquiète Jérémie Manigne, chez SFR. Mais, figurer sur la liste du régulateur, n'est pas pour autant la garantie d'être fibré. Bien au contraire ! Dans certains «quartiers de la première couronne, comme Chaville ou Rueil-Malmaison [en région parisienne, ndlr], il y a des zones non rentables. Et le coût d'une prise – 300 euros minimum – peut monter jusqu'à 2 000 euros, explique Stéphane Lelux, le patron de Tactis, une société conseil. Ce qui pourrait dissuader tous les opérateurs de venir.»

Vaut-il mieux être seul sur sa ligne ?

Oui. Orange soutient que partager sa fibre avec (en théorie) ses 64 voisins, n'altère en rien son débit ? Descente dans un central de France Télécom, rue Jobbé-Duval (Paris XVe). Yves Parfait, le patron de la fibre chez Orange, explique que chaque fibre branchée au central est ramifiée en huit, puis à nouveau en huit, qui font 64 abonnés (le PON), même si Orange dit se limiter à moins. Yves Parfait jure que le débit n'en est pas affecté. On veut bien le croire. A condition, dit-il de ne pas «brasser» trop loin du palier de l'abonné. Dans ses arguments, Orange assure qu'il n'y a pas assez de place sous les trottoirs des villes pour passer une fibre par foyer. C'est le chemin emprunté par le réseau du bon vieux fil de cuivre, développé il y a un siècle, qui dessert Paris depuis 36 centraux. Exactement ce que Free est en train de faire… A quelques pas du central d'Orange , on trouve rue Castagnary, un des 65 centraux de Free. Une pièce en rez-de-chaussée où sont alignées des armoires électroniques. Johan Binois, le responsable du déploiement : «La fibre que vous voyez là dessert "sans couture" un abonné à quelques rues de là. C'est le point à point.» Idem pour chacune d'elle. 30 000 fibres, logées dans des câbles gros comme le doigt de 720 fibres chacun, se rejoignent, telle une colonie d'anguilles dans l'angle du local pour s'engouffrer, à la verticale dans… les égouts. «France Télécom avait construit un réseau magique.» Pourquoi Free n'en ferait-il pas autant ? «Le réseau que l'on pose est là pour durer cinquante ans !» Orange plaide juste le contraire : «On n'est pas obligé d'installer le réseau pour les vingt ans à venir» , justifie Yves Parfait qui se dit «pas pressé de migrer ses abonnés vers la fibre» .

Faut-il avoir plusieurs prises ?

Indéniablement. Cela s'appelle le «multifibre» , jusqu'à quatre fibres, tirées en parallèle depuis le pied de l'immeuble à son ­logement, a dit le régulateur. Pour l'abonné, il n'y a pas photo. Le jour où l'abonné veut quitter Free, pour SFR ou Orange, cela se fera sans coupure d'Internet. En prime, ­­il pourra s'abonner à plusieurs services, totalement indépendants. Free, partisan de ce modèle, veut pouvoir disposer de sa propre fibre jusque dans le logement. Comme cela, «on pilotera nos abonnés (débit, programmes…) depuis notre central» , sans avoir besoin de se rendre sur place. L'UFC-Que choisir approuve ce schéma-là. Stéphane Lelux, de Tactis, aussi : «Si on pouvait éviter de faire comme dans la téléphonie mobile où il fallait trois mois pour changer d'opérateur…»

Orange, le frère ennemi, ne jure, lui, que par la monofibre. Une fibre, une seule, tirée depuis le pied de l'immeuble vers chaque foyer. Accessible à tous les opérateurs, mais n'autorisant qu'un abonnement à la fois par logement. Visite au 301 de la rue de Vaugirard (Paris XVe), monofibré par Orange. SFR a déjà rabouté ses fibres, tirées depuis l'égoût tout proche sur le tableau électronique. Yves Parfait se fait pédagogique : «On se fait confiance. Si un abonné veut passer de SFR à Orange, on débranche sa fibre de ce plot-là et on le rebranche plus loin.» Mais il faudra venir sur place. Et il pourfend le multifibre de Free : «40 % plus cher, là où nous l'avons testé.» Faux lui rétorque le régulateur, qui reconnaît le bien-fondé du choix de Free. Poser plusieurs fibres dans l'immeuble renchérit de 5 % la facture globale. Et il propose que ce surcoût soit supporté par le ou les opérateurs qui optent pour ce confort-là.

Puis-je interdire l’accès de mon immeuble ?

Sonner avant d'entrer. S'il y a un sujet qui met en rogne les copropriétaires, ce sont les travaux sauvages et bâclés. «Nous n'apprécions guère les opérateurs qui entrent dans les parties communes comme dans un moulin» , rappelle Alain Moussarie, de l'Unarc – une association de défense des copropriétaires, instruite par les déboires du câble, du temps de la Lyonnaise Communication.

Cela tombe bien, opérateurs et régulateur sont tombés d'accord. Il est préférable de ne construire qu'un seul réseau (d'une ou plusieurs fibres) dans l'immeuble et de le mutualiser. Reste le point épineux : où les opérateurs doivent-ils rabouter leurs réseaux ? Cela s'appelle le point de mutualisation. Encore un point tranché par le régulateur : il propose que ce point soit situé en pied d'immeuble, dès lors qu'il compte plus de douze logements. L'UFC-Que choisir aurait préféré fixer la barre à 24 logements (Free aussi). «Parce qu'avec ce seuil, il y aura assez de clients qui s'abonneront à la fibre pour que les opérateurs aient intérêt à tirer leur réseau jusqu'à l'immeuble.»

Seconde question : Où mettre le boîtier de raccordement ? Au sous-sol de l'immeuble ou dans une armoire électronique accessible aux techniciens depuis la rue ? Ce dernier cas pose des soucis : «Des autorisations de voirie, des protections contre les actes de malveillance ou des soucis d'esthétique» , énumère-t-on chez le régulateur. Lorsque l'habitat est moins dense, ou en zone pavillonnaire, ces questions ne se poseront plus : les points de raccordement se situeront bien en amont. Free et SFR militent même activement – contre l'avis d'Orange – pour qu'en dehors des 148 villes listées par le régulateur, le réseau tout entier de fibre optique soit mutualisé.

Puis-je choisir mon opérateur et mon installation ?

Évidemment. Et si l'opérateur est d'accord aussi pour venir. L'erreur coûte cher. Une fois choisi celui qui va fibrer son immeuble, on en prend pour quinze ans, renouvelable une fois. Ce bail hors norme est inscrit dans la convention-type du régulateur. Rien ne peut se décider sans un vote en assemblée générale. Une étape que «sautent parfois allègrement les syndics», dénonce Alain Moussarie, de l'Unarc. De son point de vue, la fibre de bout à bout (ou point à point) – prônée par Free – est la meilleure solution. Même avis d'Edouard Barreiro de l'UFC-Que choisir : «Cela permet de monter en débit jusqu'à plusieurs gigabits par seconde, sans avoir à multiplier les interventions et les équipements sur la fibre.»

A l'automne, lorsque les règles du jeu posées par le régulateur seront inscrites dans la loi, les copropriétés pourront encore mieux peser. A supposer qu'Orange ait été choisi pour fibrer un immeuble, il ne pourra s'opposer à ce que Free, SFR ou même Numericable tirent aussi la leur. Jérémie Manigne (SFR) dit d'ailleurs que «si Free y va, on ira aussi». Une option que ne digère pas l'opérateur historique qui menace de geler ses investissements. «Le multifibre remet en cause totalement notre "business plan".» Eric Debroeck, directeur de la réglementation chez Orange ajoute que les abonnés ne changent pas d'opérateur comme de chemise, mais «une fois tous les 7 ans». A quoi bon, dans ces conditions, faciliter le passage d'un fournisseur d'accès à l'autre… Ne pas se tromper, c'est aussi bétonner sur les délais. Free promet de fibrer dans les six mois, «mais pas de mettre en route le service» , regrette l'Unarc. Un grand classique : «Ils mettent le pied dans la porte, et après…»

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