«Tchat sexuel et climax virtuel»
Antoine Schmitt, artiste et programmeur
«Je me rappelle 1988, les nuits passées sur les messageries pas si roses que ça, à parler littérature, si, si, mais aussi juste de la vie. Je me rappelle mon premier pseudo, voisindudessus. Je me rappelle les espaces de rencontre, listes de pseudos, réactualisés à la main pour voir les nouveaux arrivants et les statuts : «disponible», «occupé»… Je me rappelle en particulier une double discussion simultanée sur deux canaux différents avec la même personne, l'une très métaphysique, l'autre totalement sexuelle jusqu'au climax virtuel, une vraie expérience. Je me rappelle les premières chasses aux tchatbots, ces logiciels de discussion automatique destinés à vous faire rester en ligne. Je me rappelle mon premier IRL [in real life, dans la vraie vie, ndlr] , à plusieurs au restaurant, l'espèce de gêne du réel, l'envie de retourner en ligne. Je me rappelle ce sentiment de communauté inédit et incroyable. Vingt ans avant Facebook…»
«Ça mordait comme un banc de piranhas affamés»
Gerome Nox, musicien et ex- «animatrice»
«Pour le Minitel rose, cela consistait à se connecter avec un pseudo de fille, Julie par exemple, pour attirer les garçons -- il y avait très peu de filles -- et les garder connectés le plus longtemps possible, ces serveurs étant payants, évidemment, au moyen d'unités téléphoniques à un taux exorbitant facturées par France Telecom, qui reversait un pourcentage à la société gérant le serveur [des organes de presse ou des maisons d'édition, seules autorisées légalement à pratiquer cette activité] . Je travaillais par tranche de quatre à six heures, payé 25 francs de l'heure, un peu plus la nuit.
Quand j'arrivais à mon poste, je lançais l'hameçon et j'attendais d'être contacté, cela mordait assez vite et c'était comparable à un banc de piranhas affamés, ni bonjour ni aucune civilité, c'était direct et cru. Les conversations devaient aller très vite : ce n'est pas l'arrivée du téléphone mobile qui a fait apparaître le langage SMS mais bien le Minitel : «slt, té ki?» [salut qui es-tu ?] «tu sus o mnl?» [tu suces par Minitel ?] «On se déconnecte et on se téléphone ?» «Un rendez vous en chair et en os ?» »
«Nous, les “animatrices”, étions contrôlés par des supérieurs qui conversaient incognito avec nous. Nous avions également pour mission de signaler tout pseudo qui tenterait de dévier vers des conversations interdites, genre pédophilie.»
«Et puis un jour, j'ai décidé d'arrêter, lassé, dégoûté. Ma Julie est devenue de plus en plus désagréable, méchante, odieuse… Eh bien, en fait, plus de la moitié aimait ça… Est enfin arrivé le jour où je me suis dévoilé, j'ai dit à tout le monde : «Bande de pauvres cons, je ne m'appelle pas Julie, je suis un homme et je suis juste là pour vous faire gonfler votre facture de téléphone. Vous vous faites bien baiser mais pas exactement comme vous l'auriez souhaité…» À ce moment j'ai dû être contrôlé car le lendemain, j'étais viré…»
«Opaque, compliqué à utiliser»
Laurent Haug, entrepreneur, chercheur et fondateur de Lift
«Je garde l’image d’un objet futuriste, une boîte noire et magique que l’on avait envie de découvrir et d’apprivoiser. Mais en même temps, le Minitel cristallisait les craintes associées aux technologies : opaque, compliqué à utiliser, avec toutes ces légendes sur le Minitel rose et les factures hors de contrôle. J’ai choisi le nom «3615» pour mon podcast, car j’aime ce côté rétrofuturiste. D’ailleurs, les moins de 30 ans ne comprennent pas du tout le nom de l’émission ! Je dois constamment leur expliquer. Pourquoi taper 3615 avant l’adresse ? J’explique que c’est comme “http”…»
Laurent Haug anime le podcast «3615, le 21e siècle est il vraiment un si bonne idée?»
«J’ai rien compris aux différents tarifs»
Nicolas Frespech, artiste numérique
«C’était ma première rencontre avec un réseau et donc une super claque, j’étais fasciné autant par l’annuaire que par des jeux débiles, par contre comme j’avais 10 ans, j’ai rien compris aux différents tarifs… Cette expérience a duré deux mois avant que mes parents y mettent fin ! J’ai passé des heures à me connecter, j’avais déjà un ordinateur, un VIC 20 Commodore, mais là on pouvait interagir avec d’autres, le réseau était là, c’était l’an 2000, les promesses données à l’école : un robot dans chaque foyer, la dématérialisation, l’autre qui entrait chez soi, sans visage, l’inconnu dans la maison, la connexion, être ici et ailleurs… J’étais fasciné par les Pages jaunes, rencontre avec une première base de données informatisée. Les lignes qui se formaient progressivement pour afficher du texte ou un semblant de forme [ascii] étaient fantastiques. C’était la rencontre avec une nouvelle esthétique, celle du numérique.»
«Je téléchargeais des jeux vidéo avec»
Grégory Lerch, clerc d’huissier et joueur de jeu vidéo
«Pour moi, le Minitel, c’était les premiers téléchargements de jeux vidéo. Car, en 1988, en branchant un câble entre le Minitel et le port joystick de mon Amstrad cpc 6128, je pouvais télécharger de vrais jeux vidéo du commerce (des gros, 300 voire 512 Ko !). Et de manière officielle ! Il suffisait de brancher le magnéto Philips de papa sur l’ordi et hop, on pouvait télécharger et enregistrer le jeu sur K7 audio. Fallait pas être pressé (quarante-cinq minutes pour 300 Ko). C’est comme ça que j’ai enfin pu jouer à Feud, jeu anglais introuvable en France. Donc, Steam existait déjà en 1988 avant Internet, en version rustique et bricolée mais ça fonctionnait. C’était beaucoup plus excitant que Mme Ulla. Le tarif était calculé à la minute sur le temps de connexion nécessaire au téléchargement. Donc pas forcément très intéressant, mais c’est papa qui payait.»
«Un moyen de rencontrer des fans de mangas»
Nicolas Nova, chercheur au Near Future Laboratory
«Le Minitel a été ma première expérience télématique. Pour moi, c’était un moyen d’accéder à différentes communautés en ligne, et notamment celle, balbutiante à l’époque, des fans de culture japonaise (manga et animé). C’était la manière de faire du "sneakernet" à la française : on discutait sur les "murs" et ensuite, il s’agissait d’échanger des cassettes vidéos ou des disquettes par courrier ou rencontre, avec dessus des dessins animés ou des jeux. Le 3615 était la face grand public, la plupart des activités intéressantes avaient lieu sur d’autres serveurs, et notamment les 3614. Le vocabulaire du Minitel est fascinant : les gens parlaient de "nitel", les admins étaient des Sysops…»
«On y chopait des plans, ou l’infoline pour les raves»
Johann Van Aerden, web designer
«Etant originaires d'une petite ville de 7 000 habitants dans une région enclavée, nous n'avions pas à disposition le réseau des flyers essaimés à travers tout le territoire pour indiquer les lieux des rave party , ces nouvelles bacchanales. Grâce au Minitel des parents d'un pote, nous nous connections sur 3615 FG ou 3615 Rave pour choper des plans. Sur les pages agenda, on trouvait l'infoline, un numéro où l'on écoutait un message mis a jour jusqu'au dernier instant pour indiquer le rendez-vous - une station d'autoroute, un parking de supermarché, une station service. De là, un organisateur nous emmenait sur le lieu de la fête. Il y eut des ratés et aussi des raves fantômes - pas au courant de l'annulation - durant lesquelles nous battions la campagne, fenêtres ouvertes, afin de repérer le boom boom.»
Pour aller plus loin :
Benjamin Thierry est cette semaine l'invité du podcast d'Ecrans.fr . La version vidéo passera ce soir (mercredi) à 20h sur la chaîne Nolife, et sera visible demain (jeudi) sur Ecrans.fr.
Paru dans Libération du 6 juin 2012