Stallman et le «libre», champions de Tunis

par Elodie Auffray
publié le 9 mai 2012 à 12h24

Chassé-croisé. Jeudi 3 mai, alors qu'atterrissait à Tunis le prédicateur Youssef Qaradawi, star de la chaîne Al-Jezira et énième personnalité religieuse à parcourir le pays, un autre type de conférencier terminait sa mission : l'Américain Richard Stallman, initiateur du mouvement des logiciels libres. Un moment important pour la visibilité de la communauté «libre», très active pendant et depuis la révolution tunisienne. Stallman, c'est «le gourou des logiciels libres» , s'enthousiasme la banderole accrochée sur la scène du palais des sciences de Monastir.

«L'objectif du mouvement , a détaillé ce hippie numérique au parterre de jeunes informaticiens et de professeurs, c'est que tous les programmes, tous les utilisateurs soient libres. Il y a quatre libertés essentielles : exécuter le programme comme tu veux, étudier et modifier le code source, redistribuer des copies exactes et redistribuer des copies modifiées.» Le programme libre «se développe sous le contrôle des utilisateurs et par la somme de leurs décisions» alors que «le programme privateur instaure un système de colonisation numérique, qui maintient les victimes divisées et impuissantes» , poursuit Stallman, dans un français travaillé. Et de détailler les «portes dérobées» et autres «appâts» développés par les «privateurs» : Sony, Amazon, ou Windows, accusés d'avoir vendu des technologies de surveillance au régime de l'ancien dictateur Ben Ali. Pas simplement technique: «C'est une question éthique, sociale et politique» , assène-t-il.

En Tunisie, l'utilisation des logiciels libres a fait naître une communauté «qui a pour point commun la défense de la liberté» , met en avant Aymen Amri, membre du collectif Hackerspace, qui porte plusieurs projets «libres». Fabrice Epelboin enseigne les sciences politiques appliquées à Internet à Sciences-Po, à Paris. Editeur du blog techno Read Write Web France jusqu'à l'an dernier, il a établi depuis 2009 des ponts avec la communauté du libre, cofondé l'Association tunisienne pour les libertés numériques et participé à la lutte contre la censure du régime Ben Ali. «C'est une communauté très solidaire , explique-t-il . Le 6 janvier 2011, quand les autorités ont censuré le téléchargement de vidéos sur Facebook, il n'a fallu qu'une heure pour mettre en place une alternative. Cela a pu se faire seulement parce que les réseaux étaient déjà en place.» Aymen Amri explique : «Chaque logiciel, chaque thématique a une sous-communauté et tous sont en contact.» Bien avant l'immolation de Mohamed Bouazizi qui a déclenché la révolution, «nous avons trouvé des méthodes pour contourner la censure et nous en avons parlé sur nos blogs» , poursuit le jeune consultant. Un savoir-faire précieux pendant la révolution : attaques contre les sites gouvernementaux, détection des pages Facebook piégées, etc.

Libérée de la censure, autorisée à l'action publique, la communauté du libre est en plein bouillonnement depuis la chute de Ben Ali. «Il n'y aucun autre pays où elle soit aussi importante. La moindre anicroche fait scandale sur Facebook et peut donner lieu à un sit-in , admire Fabrice Epelboin. Ici, on peut expérimenter. En France, c'est déjà la surveillance généralisée.»

L'invitation de Stallman, qui a participé à plusieurs conférences et rencontres de la communauté tunisienne du libre, visait à «promouvoir les logiciels libres, surtout dans cette période transitoire, où nous en avons besoin» , explique Ali Hentati également membre du Hackerspace.

En Tunisie, «Richard Stallman s'est rendu compte que son mouvement avait généré une garnison de jeunes, complètement inspirés de ses valeurs. Stallman a créé toute une philosophie politique, qui est derrière le printemps arabe : pas de leaders, pas d'ordres, pas de gestion de projets, mais une myriade d'initiatives. C'est la première traduction sur le terrain d'un mouvement en ligne» , estime Fabrice Epelboin.

Les projets tunisiens sont multiples : création d'un site pour dénoncer les faits de corruption, moteurs de recherche pour les documents administratifs, sensibilisation dans les écoles d'informatique. Beaucoup poussent à ce que l'administration adopte les logiciels libres. Né en février 2011, le Hackerspace cherche à faire des petits partout dans le pays. A Sidi Bouzid, berceau de la révolution, le collectif cherche à fédérer les associations par les outils collaboratifs en ligne. «La priorité, c'est la gouvernance locale. Il faut agir au bas de l'échelle pour changer les pratiques des gens qui sont habitués au secret, pas à publier des documents» , estime Ali Hentati.

À l'échelon national, la communauté du libre, rejointe par des militants de la société civile, défend l'«open gov» : soit la transparence et la libération des données dans les administrations, les ministères et surtout l'Assemblée constituante. Une trentaine d'élus se sont fait les relais de la cause. Le collectif a déjà obtenu l'accès aux séances plénières et à presque toutes les commissions. «Pour consolider la démocratie, nous savons que nous devons aller très vite , explique Hédi ben Abbès, secrétaire d'Etat auprès du ministre des Affaires étrangères et défenseur de l'«open gov» au sein du gouvernement. Notre rôle se limite à définir le cadre légal, c'est ensuite à la société civile de s'engouffrer dans la brèche.» La Tunisie entend devenir, dit-il, «un pays leader et innovant en la matière».

Paru dans Libération du 7 mai 2012

De notre correspondante à Tunis.

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