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Libération

Sur Suite101, le fric, c’est clic

par Aurélia Hilaire
publié le 22 avril 2010 à 15h52

«Devenez rédacteur pour Suite101 , le magazine en ligne qui offre à ses auteurs de nouvelles opportunités pour booster leur carrière. Ecrivez sur les sujets que vous voulez, et gagnez de l'argent pour chaque article.» L'annonce figure sur tous les sites de recherche d'emploi, notamment ceux destinés aux journalistes. Six mois qu'a été adapté en France ce concept né à Vancouver, au Canada, en 1996, autant dire la préhistoire, question journalisme numérique. Au départ, sur ce «magazine en ligne» , les rédacteurs postent leurs articles en échange d'une rétribution fixe. En 2009, Suite101.com compte 200 000 articles en ligne et 17 millions de visiteurs uniques par mois, pour un chiffre d'affaires tenu secret. Entre-temps, le mode de rémunération des 2 000 auteurs réguliers a évolué en une rente publicitaire que le site affirme «infinie», calculée en fonction des clics effectués par les lecteurs sur la publicité accolée à l'article par l'algorithme de Google AdSense.

Un partenariat dont Jérémy Reboul, directeur de la version francophone de Suite101, se ravit : «Ça fait de nous l'un des seuls sites d'information rentables.» Après avoir lancé Guts (le magazine de Cauet dont la publication cessera au bout de dix numéros) chez Lagardère, Reboul ouvre Suite101.fr le 21 septembre 2009, avec 150 contributeurs. Ils sont aujourd'hui 700, et «40 nouveaux par semaine» . Le directeur affirme ne retenir que 30 à 35% des candidatures, en fonction de la «maîtrise de la langue et de certains standards journalistiques» . Ça tombe bien, «la moitié sont journalistes professionnels» , les autres sont médecin, avocat ou «mère au foyer de cinq enfants, et donc légitime à devenir notre experte éducation» .

Daniel Lesueur , journaliste musique, a rejoint Suite101 «pas pour le pognon, mais pour la liberté d'expression» : faire découvrir, aux 400 000 visiteurs uniques du mois de février, des artistes qui ne trouveraient pas leur place dans des magazines comme Rock & Folk , pour qui il a écrit, ou Jukebox, auquel il collabore. «Bientôt, Suite101 sera une sorte de Wikipédia ludique et rémunéré» , espère-t-il. Que sa rémunération dépende du clic de son lecteur sur une publicité ne le dérange pas. Et même, l'amuse. Car Google AdSense n'est pas infaillible : son article sur l'environnement, mentionnant l'utilisation de véhicules tout-terrains en milieu urbain, fut affublé d'une pub pour une marque de 4 x 4…

Le système est d'une simplicité désarmante : «Les mots sont vendus aux enchères, ainsi "crédit" ou "voyage aux Maldives" ont un prix plus élevé que "DVD", et donc un coût par clic plus élevé» , explique Sébastien Badault, directeur de la stratégie commerciale de Google France. C'est pourquoi un article sur le rachat de crédit ou sur le tourisme en Turquie rapportera plus qu'un papier de Daniel Lesueur sur le folk punk des Pogues, sauf s'il est énormément consulté. «L'envie d'écrire et d'être lu doit primer sur celle de gagner de l'argent» , rappelle Jérémy Reboul, qui vient de faire parvenir à l'ensemble de ses contributeurs un mail signalant «un nouveau record américain, avec un revenu mensuel de 5 000 dollars, ou 3 500 euros» . «Le mieux, c'est d'écrire des articles intemporels» , a compris Emilie Pécheul, spécialiste livres du site, et par ailleurs traductrice. Elle qui consacre «deux heures par jour» au site croit à son «succès à long terme» . La preuve : elle vient d'être contactée par l'hebdomadaire Narbonne Echo. Six articles par mois, piochés sur le site, lui seront payés, sous le régime de la pige cette fois, 25 euros le papier. Sur Suite101, elle a touché en février 133 euros pour ses 253 contributions publiées, mais fait remarquer qu'elle n'en touchait «encore que vingt en décembre !»

Journalistes professionnels ou amateurs ont en commun le contrat qu'ils ont signé avec Suite101. Sept pages, où l'on apprend qu'il «sera régi et interprété conformément à la loi de la province de Colombie-Britannique, Canada» . Dominique Pradalié, du Syndicat national des journalistes (SNJ), souligne la «vacuité» du contrat et son «objectif extrêmement dissimulé» . Et elle remarque qu' «il n'y est pas fait mention de journalisme» . On préfère y parler de «publication d'articles en vue d'une information du public» .

Yannick Estienne, enseignant à l'Ecole supérieure de journalisme de Lille (1), rappelle que «les journalistes professionnels ne sont plus les seuls à produire de l'information» . Il ne s'agit donc pour lui que d'une nouvelle interprétation du «user generated content» - faire produire du contenu par la communauté des lecteurs - sur lequel sont aussi basés LePost, AgoraVox ou Wikipédia, entre autres.

Yannick Estienne dit se méfier d'un projet qui ne serait qu'une trappe à publicité : «Il y a une demande d'expression sur Internet, donc de visibilité. Dans cette perspective, Suite101 offre un service utile aux contributeurs» , analyse-t-il. Adeline Wrona, maître de conférence au Celsa, estime quant à elle qu' «il faut bien trouver un moyen de rendre rentable le journalisme : n'y a-t-il pas qu'une différence technique entre cette utilisation de la publicité et celle qu'en font les autres médias ?» Si elle ne nie pas l'intérêt pédagogique de ce site sur lequel «on peut s'entraîner à écrire pour être lu», elle déconseille aux étudiants diplômés de s'y investir.

( 1) «Le Journalisme après Internet», L'Harmattan, 2007.

Paru dans Libération du 19/04/2010

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