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Sur le pouce

par Robert Maggiori
publié le 11 mai 2012 à 12h21

Bien sûr, il y a les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les athées et les croyants, les gentils et les méchants, les rats des villes et les rats des champs - mais la ligne qui vraiment divise en deux le genre humain passe entre ceux ou celles qui d'un doigt gourd, l'index, tapent «Jz suiq bien arrive» en trois-quatre minutes, et ceux ou celles qui, faisant des deux pouces fuser les SMS, envoient en quelques secondes à cinquante contacts toutes les news sur le dernier concert de LMFAO. Cours, cours, camarade, le vieux monde est derrière toi : devant s'ouvre et s'épand désormais celui de Petit Poucet et Petite Poucette !

Peut-être Poucet et Poucette n'ont-ils «jamais vu veau, vache, cochon, ni couvée» . Ni connu de guerre ou de famine. Leurs parents ont travaillé et souffert, hérité à la trentaine, divorcé, alors qu'eux, qui divorceront aussi, «attendront la vieillesse» pour recevoir un legs familial, travailleront de-ci de-là, et pas tout le temps, vivront quatre-vingt dix ou cent ans… Petite Poucette et son frère n'habitent plus le même espace. «Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir : ils hantent donc un espace topologique de voisinage, alors que nous vivions dans un espace métrique, référé par des distances.» Ils n'ont plus les mêmes yeux. A l'âge de 12 ans, ils ont déjà vu sur écran «plus de vingt mille meurtres» . Ils n'ont plus la même tête, que le virtuel capture. «Les sciences cognitives montrent que l'usage de la Toile, la lecture ou l'écriture au pouce des messages, la consultation de Wikipédia ou Facebook n'excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l'usage du livre, de l'ardoise ou du cahier.» Ils ne parlent pas la même langue. «Depuis Richelieu, l'Académie française publie, à peu près tous les vingt ans, pour référence, le Dictionnaire de la nôtre. Aux siècles précédents, la différence entre deux publications s'établissait autour de quatre à cinq mille mots, chiffre à peu près constant ; entre la précédente et la prochaine, elle sera de trente-cinq mille environ. A ce rythme-là, on peut deviner qu'assez vite nos successeurs pourraient se trouver, demain, aussi séparés de notre langue que nous le sommes, aujourd'hui, de l'ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes ou Joinville.» Paradoxalement, ces jeunes gens sont (re)devenus des individus, alors que «nous vivions d'appartenances : Français, catholiques, juifs, protestants, musulmans, athées, Gascons ou Picards, femmes ou mâles, indigents ou fortunés…, nous appartenions à des régions, des religions, des cultures, rurales ou urbaines, des équipes, des communes, un sexe, un patois, un parti, la Patrie» , autant de collectifs que «guerres interminables» , voyages, Web et images ont fait exploser.

Michel Serres a pour Petit Poucet et Petite Poucette une infinie tendresse. Aussi ne pleure-t-il pas sur leur sort, et ne regarde-t-il pas nostalgiquement vers un passé où tout aurait été rose, ni, avec effroi, vers un avenir où les lendemains ne chanteraient plus. Il fait son travail de philosophe et d'historien des savoirs, qui d'abord recense les mutations que les nouvelles technologies font advenir en quelques décennies, puis, avec ses créatures aux pouces agiles, tente de «tout réinventer» , de penser ce qu'il en sera des manières de vivre ensemble, des institutions, des «patries», des façons d'apprendre et d'enseigner, de travailler, de raisonner (de «la déduction du géomètre ou de l'induction expérimentale» au «cognitif algorithmique» ), d'élaborer des politiques, des morales, des esthétiques…

À un moment, on a peur. Lorsque l'académicien rappelle la légende de Denis, évêque des premiers chrétiens de Paris, à l'époque des persécutions édictées par l'empereur Domitien. Incarcéré puis torturé dans l'île de la Cité, il est condamné à être décapité «au sommet d'une butte qui se nommera Montmartre» . Mais, fainéante, la soldatesque romaine «renonce à monter si haut et exécute la victime à mi-chemin» . Horreur ! «Décollé, Denis se relève, ramasse sa tête, et, la tenant entre ses mains, continue à grimper la pente.» Miracle ! Il fait une pause pour «laver son chef à une source» et «poursuit sa route jusqu'à l'actuelle Saint-Denis. Le voilà canonisé» . Et Petite Poucette ? Eh bien, elle est un peu comme Denis : elle a sa tête hors d'elle. «Entre nos mains, la boîte-ordinateur contient et fait fonctionner, en effet, ce que nous appelions jadis nos "facultés" : une mémoire, plus puissante mille fois que la nôtre ; une imagination garnie d'icônes par millions ; une raison aussi, puisqu'autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n'eussions pas résolus seuls.» Nulle crainte, alors. Il suffit de suivre les petits cailloux semés par Poucette et ses innombrables «amis» pour savoir où va le monde. Car, la décollation oubliée, il reste l' «intuition novatrice et vivace» , un apprentissage d'un nouveau type qui donnera «la joie incandescente d'inventer» .

A lire également :

- Petite Poucette, la génération mutante , entretien avec Michel Serres

- [«Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare de la Seconde Guerre mondiale»->]

Michel Serres : Petite Poucette

_ Le Pommier, 84 pp., 9,50 €.

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