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Libération

TechCrunch nage en fonds troubles

par Erwan Cario
publié le 21 septembre 2011 à 12h39
(mis à jour le 21 septembre 2011 à 12h40)

Le plus célèbre des blogueurs technologiques, Michael Arrington, évincé pour non-respect de l'éthique journalistique, voilà de quoi relancer un débat vieux comme la blogosphère : si c'est la fonction qui fait le journaliste, les mêmes règles ne s'imposent-elles pas à tous ceux qui transmettent de l'information ? Et quand le responsable de TechCrunch , le premier blog d'information sur les start-up internet, décide de monter un fonds d'investissement pour financer ces mêmes start-up, c'est une démonstration par l'absurde. Même si le mélange des genres, c'est un peu sa marque de fabrique.

Arrington fonde TechCrunch en 2005. Le blog technologique s'impose très vite - entre autres grâce au réseau et à la personnalité de son créateur -, comme la référence dans la Silicon Valley, l'eldorado californien des entrepreneurs web. Michael Arrington a déjà investi à plusieurs reprises dans de jeunes entreprises high-tech. Il est brillant, bonne plume, ambitieux et plutôt imbuvable. Et se distingue par un complexe de supériorité à toute épreuve. Très vite, les liens entre le blogueur et les sociétés dont il est amené à parler font grincer les dents. En mai 2006, Arrington écrit le billet «Les conflits d'intérêt et TechCrunch» , qui est le premier d'une longue série de textes justificatifs. Nul ne doit douter de son honnêteté : «Je m'efforce d'être juste, et je ne dis que ce que je pense être la vérité. Rien de plus.» Au même moment, il recommence à investir de manière intensive dans divers projets, et ajoute sur le site une section spéciale ( «disclosure» ) pour lister les conflits d'intérêt potentiels avec TechCrunch. La transparence, toujours.

En mars 2009, cependant, dans une note titrée «Les règles s'appliquent à tout le monde» , il annonce abandonner ses activités d'investisseurs. Mais sa décision n'a rien à voir avec une quelconque prise de conscience, non. Selon Arrington, ces investissements sont «un point faible qu'utilisent les sites concurrents et les entrepreneurs mécontents pour attaquer [sa] crédibilité» . Les vils personnages !

En septembre 2010, TechCrunch est racheté par AOL pour 25 millions de dollars (18,34 millions d'euros). Et pendant quelques mois, le blog est le fer de lance du pôle éditorial d'AOL. Mais ça ne va pas durer. Le 7 février, pour la bagatelle de 315 millions de dollars (231 millions d'euros), AOL achète le célèbre site d'actualité Huffington Post et regroupe tous ses sites d'information, Techcrunch inclus, sous la bannière du Huffington Post Media Group, dirigé par Arianna Huffington elle-même. Le règlement du nouveau groupe précise : «Dans le but d'éviter tout conflit d'intérêt, les éditeurs, rédacteurs et reporters ne peuvent posséder d'intérêts financiers dans une société qu'ils suivent régulièrement.»

Et voilà que le 27 avril, Arrington annonce reprendre ses activités financières . Et c'est un défi lancé à sa nouvelle patronne : «Les autres sites tech vont en faire tout un foin, mais c'est juste parce qu'ils n'aiment pas le fait que nous sommes simplement bien meilleurs qu'eux. […] Par chance, ils ne décident pas de nos règles de fonctionnement. Nous le faisons, et vous, en tant que lecteurs, vous pouvez choisir d'accepter ces règles et de nous lire, ou de ne pas les accepter et de partir.» Il gagne la première manche. En réponse, Huffington et AOL expliquent en effet que «la position d'Arrington est unique» . Une drôle d'exception pour confirmer la règle.

Sauf que début septembre, Michael Arrington va plus loin et annonce la création de CrunchFund, un fonds de capital-risque doté de 20 millions de dollars (14,67 millions d'euros) auquel AOL participe financièrement. Interrogé par le New York Times , Tim Armstrong, le président d'AOL, confirme la règle d'exception pour TechCrunch «qui est différent, mais transparent à ce sujet» . Mais quand le New York Times pose la même question à Arianna Huffington, la réponse est légèrement différente : «Arrington a démissionné pour devenir capital-risqueur, et ne fait plus partie des effectifs éditoriaux. C'est effectif immédiatement.»

La décision semble sans appel. C'est mal connaître Arrington, qui réplique publiquement le 6 septembre sur TechCrunch en proposant une alternative : soit TechCrunch reste chez AOL mais sort des griffes d'Arianna Huffington, soit AOL le revend à ses propriétaires originaux. C'est la guerre ouverte entre Arianna Huffington d'un côté, en position de force au sein d'AOL, et la garde rapprochée de Michael Arrington, notamment le noyau dur des rédacteurs de TechCrunch (plusieurs ont démissionné depuis). Les billets se multiplient sur le blog pour défendre le fondateur. Tous prédisent la fin du «vrai» TechCrunch.

Le 12 septembre, l'affaire est pliée et Arrington débarqué . C'est le jour de Disrupt, la conférence annuelle de TechCrunch consacrée au lancement d'entreprises innovantes. Arrington apparaît sur la scène vêtu d'un tee-shirt «Unpaid Blogger» («blogueur bénévole», un scud au Huffington Post dont les contributeurs ne sont pas rémunérés) : «Ce dont je suis le plus fier, c'est d'avoir su garder cette équipe soudée au fil des ans. Malheureusement, je suis le premier à partir.»

Et, comme pour prouver qu'il en faudra plus pour l'abattre, il arrive sans peine à placer les deux premiers investissements de CrunchFund, les start-up Bitcasa et Prism Skylabs, parmi les sept finalistes de la conférence… Depuis, Arrington a annoncé sur Twitter un nouveau blog pour les jours à venir. Et il ne s'avoue pas vaincu, loin de là : «Les effets de réseau gagnent toujours face aux marques.»

Paru dans Libération le mardi 20 septembre 2011.

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