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Libération

Telenovelas, toujours plus belle la vida

par Chantal Rayes
publié le 17 mai 2010 à 8h23

L'image s'arrête sur la mine livide de Marcos. Le séduisant quinquagénaire découvre qu'Helena, son ex de vingt ans sa cadette, l'a quitté pour son propre fils. Depuis bientôt huit mois, Viver a Vida («Vivre sa vie»), le feuilleton de TV Globo, tient en haleine le Brésil. Le dernier épisode, diffusé ce soir, devrait faire exploser l'Audimat. Dans Viver a Vida , (presque) tout le monde est beau et riche. La caméra quitte rarement les intérieurs cossus des quartiers chics de Rio. Sauf pour montrer, ici un couple qui a fui la violence des favelas, là la joie d'une mère de famille à qui son fils a offert un téléviseur «payé en douze traites» . Soudain, placement de produit oblige, s'affiche le logo d'une chaîne de magasins d'habillement qui a payé à prix d'or son apparition dans la telenovela la plus populaire du Brésil.

Les feuilletons sont omniprésents dans la grille de TV Globo, première chaîne du pays. Pas moins de quatre sont diffusés chaque jour (sauf le dimanche), à partir de 17 h 30. Celui de 21 heures, après le JT local, a la plus forte audience : 40 millions de téléspectateurs (avec une majorité de femmes) tous milieux sociaux confondus.

Viver a Vida devait offrir une vitrine de choix pour la cause des Afro-Brésiliens, qui comptent pour la moitié de la population mais restent sous-représentés dans les telenovelas, malgré de récents progrès. De fait, pour la première fois dans un feuilleton diffusé en prime-time sur ses écrans, Globo a confié le rôle principal, celui d'Helena, à une actrice de couleur, Taís Araújo. Celle-ci avait déjà été, en 2004, la première protagoniste noire d'une telenovela qui ne parlait pas de l'esclavage. Le mouvement noir s'était également félicité de la profession d'Helena : top-model et pas domestique, rôle auquel ont longtemps été confinées les actrices de couleur. Mais à son grand dam, Helena s'est fait voler la vedette par un autre personnage de Viver a Vida  : la Blanche Luciana, une jeune tétraplégique qui tente de mener une vie normale malgré son infirmité.

TV Globo se sert du combat de Luciana pour mobiliser le public. Quitte à mêler réalité et fiction. Le blog où l'héroïne raconte ses heurs et malheurs a ainsi quitté l'espace de la novela pour le site web de la chaîne. Les messages pleuvent : «Courage, Luciana !» écrit une internaute. Le filon de la lutte contre l'adversité est exploité jusqu'à la lie : les épisodes de Viver a Vida se terminent invariablement par le témoignage d'hommes et de femmes de la rue qui racontent comment ils ont surmonté les épreuves les plus diverses.

L’histoire de la telenovela au Brésil est indissociable de celle de TV Globo. Depuis sa création, en 1965, la chaîne en a fait une industrie. D’une qualité technique irréprochable, ses sirupeux feuilletons sont aujourd’hui exportés vers 130 pays. TV Globo les produit elle-même dans ses studios de Rio, le plus grand complexe audiovisuel d’Amérique latine. La chaîne dispose également d’une armada de scénaristes et d’acteurs qui travaillent exclusivement pour elle. Vu les audiences records des telenovelas -- qui dépassent même celle du journal télévisé -, l’erreur n’est pas permise. Des enquêtes sont menées en permanence auprès de panels de téléspectateurs. Un personnage qui passe mal est sacrifié illico.

Si elle conserve un leadership confortable, TV Globo doit compter désormais avec la concurrence : la chaîne Record, propriété de l’évêque Edir Macedo, fondateur de la principale Eglise évangéliste du pays, s’est hissée à la deuxième place en se lançant à son tour dans la telenovela. Et dans les feuilletons de Record, la favela ressemble davantage à une favela que dans l’univers aseptisé de la Globo…

Pour leurs détracteurs, les telenovelas tendent au Brésil un miroir déformant et poussent à la consommation. Les spécialistes du phénomène affirment, quant à eux, qu’elles contribuent tant bien que mal à la modernisation du pays (lire ci-contre). Deux études publiées en 2008 et en 2009 par la Banque interaméricaine de développement (BID) semblent leur donner raison. Selon leurs auteurs, les telenovelas diffusées sur TV Globo entre 1965 et 1999 ne sont pas étrangères à la spectaculaire baisse de la natalité et à la multiplication des divorces au cours de cette période. Si c’est surtout la migration vers les villes qui a poussé les femmes à avoir moins d’enfants, les feuilletons y auraient contribué -- certes involontairement -- en mettant en scène des familles de taille réduite.

La baisse du taux de natalité a en effet été plus accentuée dans les régions couvertes par TV Globo que dans celles qui ne l’étaient pas encore à l’époque. La hausse des divorces aussi. Ainsi, la Globo aurait favorisé l’émancipation des femmes en présentant dans ses telenovelas des héroïnes célibataires, divorcées ou volontiers infidèles…

Paru dans Libération du 14 mai 2010

De notre correspondante à São Paulo

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