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Libération

«Télérama»: Ulysse sur son 31

par Isabelle Hanne
publié le 30 mars 2012 à 11h44
(mis à jour le 18 avril 2012 à 18h11)

Chaque semaine, Ulysse vient s'asseoir sur plus de 620000 canapés en France pour prodiguer ses conseils cinéma. Sur la table du salon, devant le plasma, ce sont les T qui décident, chaque soir, du programme que vont regarder plus d'un demi-million de Français et leur famille - en tout, l'audience du titre est estimée à 2,4 millions de lecteurs chaque semaine. La plupart des abonnés de Télérama (550 000) le sont de longue date, et le taux de renouvellement des abonnements est exceptionnel, entre 80 et 90%, pour un titre qui, depuis soixante-deux ans, fait partie des meubles.

Alors forcément, le fidèle lecteur de Télérama , 49 ans en moyenne, The lecteur de Télérama , est exigeant. Pointilleux. Presque aussi ronchonchon que le magazine peut l'être. Forcément aussi, chaque changement est ausculté avec passion, et pas mal d'a priori négatifs. «Les lecteurs de Télérama sont très avisés , note Loran Stosskopf, son directeur artistique. Ils remarquent tous les changements, et s'attachent toujours à la version précédente…» Alors que le magazine vient de lancer sa nouvelle formule -- nouvelle couverture, nouveau logo, nouveau chemin de fer, nouvelle maquette, nouvelles rubriques… -- l'équipe serre un peu les fesses.

C'est qu'elle a en tête quelques douloureux précédents. Dans les années 80, le magazine décide de changer la grille télé, en la réorganisant par horaire, toutes chaînes confondues. «Pour nous, c'était une révolution , se souvient Fabienne Pascaud, directrice de la rédaction du titre. Ça a été le bide absolu ! Au bout de six mois, on a dû revenir à un classement classique.» Et dans ce laps de temps, ce sont carrément 6000 lecteurs qui se désabonnent… Plus récemment, en avril 2011, Fabienne Pascaud décide de supprimer ce que le journal appelle les «clés» (en fait, la notation musicale «Forte») pour les critiques de disques, et de généraliser Ulysse, le petit personnage de la rubrique cinéma, relooké en pictogramme rond.

«On en avait marre d'Ulysse : on le trouvait vieillot, ringard, on voulait changer , explique-t-elle. Pour moi, le pictogramme, c'était moderne. Mal m'en a pris ! Je ne vous dis pas la volée de bois vert des lecteurs, des professionnels… Pour eux, on déshumanisait la critique à Télérama, on enlevait son âme au journal.» Dans les semaines qui ont suivi, elle a reçu près de 400 lettres de lecteurs énervés. «Les gens s'impliquent beaucoup dans le journal , justifie Loran Stosskopf. C'est un titre important, qui passe le relais entre une culture d'élite et un large public. Les lecteurs ont une relation affective très forte à Télérama.»

La nouvelle formule marque le grand retour des «Forte» pour les critiques de disques, très attendu par les lecteurs et les disquaires. Les «T» de la télé sont généralisés aux livres, aux arts et spectacles. La grille, elle, n'a pas été touchée. Elle changera à l'automne, dès l'arrivée des nouvelles chaînes de la TNT. La grande révolution, ici, c'est la «réforme des quatre» , comme la désigne la directrice de la rédaction. Le rédacteur n'a désormais le choix qu'entre quatre notations : «On n'aime pas», «Un peu», «Beaucoup», et «Passionnément». Aux oubliettes, le «Pas mal» ! «Cinq notations, c'était la porte ouverte aux jugements tièdes» , explique Fabienne Pascaud, qui espère encourager les critiques plus tranchées.

À ses débuts en 1950, Télérama (qui s'appelle alors Radio-Cinéma) proposait pas moins de dix notations, de «Ah non !» à «Bravo», en passant par «Si vous aimez pleurer», «Faute de mieux», «Réveillez-moi»… Notations auxquelles il fallait rajouter les carrés noirs de la Centrale catholique de cinéma, signifiant ses «importantes réserves» voire sa «demande que l'on s'abstienne de voir» tel ou tel film (ces avis ont disparu des pages télé en 1994, et de la page récapitulative mensuelle des meilleurs films en… 2009 !)

Les Ulysse d'Omer Boucquey

Dès le départ, ces dix notations sont incarnées par un petit personnage, né sous la plume du dessinateur Omer Boucquey qu’il appelle Ulysse en rapport à son propre prénom, dit la légende. Pendant plusieurs années, ce sont en fait Ulysse père, qui réagissait aux films adultes -- nœud papillon, moustache et mèches blanches -- et Ulysse fils -- mèche brune boudeuse ou rieuse -- pour les films grand public. Ulysse a perdu son père depuis bien longtemps, est passé de dix à cinq attitudes au fil des décennies, et a changé de tête plusieurs fois.

Ulysse en 1972, dessinateur inconnu

Il est redessiné en 1972, sans qu'on arrive à en identifier l'auteur. Puis par l'illustrateur Thierry Dalby, en 1981, lors d'une nouvelle formule de l'hebdo.

Par Thierry Dalby en 1981

Pour cette nouvelle formule, c'est le dessinateur et réalisateur Riad Sattouf qui s'est occupé du relooking. Après avoir imaginé en faire une fille , il a finalement gardé le sexe, la mèche, et «le petit côté rebelle, Tintin mâtiné de Rockabilly , précise-t-il. J'espère juste qu'il ne fera pas trop la gueule sur la critique de mon prochain film !» «Le rapport à Ulysse est le même qu'à un personnage de BD , précise Loran Stosskopf. Un personnage qui éprouve un sentiment, c'est beaucoup moins dogmatique qu'une notation. Ça a un vrai impact sur la perception de la critique.»

Les lecteurs de Télérama sont très attachés à la critique, «pour abonder dans son sens ou, au contraire, pour s'y opposer» , sourit Stosskopf. Repère visuel pour le lecteur, les notations des critiques sont centrales. Quelle que soit la rubrique, c'est le rédacteur lui-même qui choisit son Ulysse, le nombre de «T» ou de «Forte», qui correspond le mieux à son texte. «Ça donne parfois lieu à des échanges, à des discussions , précise Valérie Hurier, la rédactrice en chef des pages télé. La critique permet au rédacteur de faire passer des nuances, alors que la signalétique fige le côté notation. On a toujours l'impression qu'il manque des cotations intermédiaires, et c'est toujours vécu comme une note.»

Les étoiles, qui ont un temps évalué les livres, ont disparu. Et jusqu'à la précédente formule, en 2006, le critique pouvait également se servir du «canon», pour bombarder les gros navets. Dans la nouvelle formule, à part en cinéma, c'est un petit carré noir avec un signe «moins» qui signifie «On n'aime pas». «La notation, nous l'assumons parfaitement , reprend Fabienne Pascaud. C'est pas une manière marketing de parler de culture. C'est un service pour le lecteur, notamment parce que la culture coûte cher. On a une vraie responsabilité.»

En plus d'un Ulysse sans corps et tout rond, des «T» un peu partout, dans cette nouvelle formule, le code-barres est en haut à droite de la couverture, la typo du logo a changé, certaines photos sont un peu bizarres et il y a même des textes en diagonale : lecteurs de Télérama , à vous de voir.

Paru dans Libération du 29 mars 2012

Mis à jour avec les noms des dessinateurs d'Ulysse, le 18/04/2012

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