Critique

«The Endless Forest», éden zen.

Un monde animal idyllique au design poétique pour tous ceux qui veulent fuir cybercombats et supermissions.
par Marie Lechner
publié le 8 juillet 2006 à 21h52

Quand l'ordinateur s'endort, la forêt enchanteresse s'éveille. Oubliés les surfs frénétiques, les pop-up agressifs, bienvenue dans l'univers apaisant de The Endless Forest. On y incarne un cerf au masque humain, qui rappelle étrangement le dieu cerf de Princesse Monnooké, le chef-d'oeuvre de Miyasaki. En se promenant dans le somptueux bois ombragé, on croise d'autres cerfs qui bondissent dans les massifs de violettes et de coquelicots, au milieu des papillons et des nuages de pollen, qui batifolent dans l'étang, se reposent dans les ruines d'un petit cimetière oublié ou se roulent sur le dos dans l'herbe grasse, effrayant au passage quelques belettes et autres grenouilles.

The Endless Forest, imaginé par les développeurs de The Tale of Tales, est un «écran de veille social» multijoueur, un univers virtuel idyllique, sans combat, sans mission à remplir, sans monstre à tuer. Ici, il n'y a rien à faire à part flâner avec ses collègues, grignoter des champignons sur l'écorce, frotter ses bois contre un vieux chêne ou encore bramer de bonheur dans ce paradis végétal. Les mots n'ont pas leur place, on communique uniquement avec des sons ou par les mouvements du corps (secouer la tête, gratter le sol, se dresser sur ses pattes arrière pour manifester son mécontentement).

Une nonchalance agréable mais qui pourrait finir par lasser. N'étaient les mystérieuses divinités qui hantent les sous-bois. On les appelle les Twin Gods, leurs apparitions sont aléatoires et leur pouvoir infini. Elles peuvent faire pleuvoir, pousser les fleurs, voler les animaux ou scintiller les étoiles. Un cerf fraîchement débarqué se souvient avec émotion de sa première rencontre avec les dieux, dans le forum consacré à The Endless Forest : «J'étais près de la petite passerelle quand j'ai entendu soudain un bruit d'eau, la forêt est devenue sombre, mon excitation s'est décuplée quand j'ai vu qu'il se mettait à pleuvoir. Un éclair bleu a déchiré le ciel, je me suis embourbé et des fleurs violettes ont commencé à pousser partout. J'étais en train d'expérimenter l'abiogenesis

Abiogenesis, «la génération de la vie à partir de matière non vivante». Ce pouvoir divin est entre les mains des concepteurs belges Auriea Harvey et Michaël Samyn, qui interviennent directement sur l'environnement du jeu, grâce à un système qui leur permet de changer l'endroit à leur guise en temps réel. Régulièrement, les Twin Gods convient les autres cerfs à des endroits précis du jeu (annoncés sur le forum) et organisent des performances live spectaculaires, feux d'artifice de fleurs, boules disco, cages géantes, bannières colorées multicolores, bulles de savon qui montent du sol... «Au lieu d'avoir un programme informatique qui régule le jour et la nuit, la croissance des plantes, etc., ce sont des humains qui s'en chargent. Chaque fois que quelque chose d'étrange se passe, vous savez que les dieux sont présents, ça permet de créer la surprise et d'en faire un endroit communautaire plus chaleureux», écrivent les créateurs, anciennes stars du webdesign et du net-art, sous le pseudo Entropy8Zuper (1), reconvertis dans la 3D et la performance en ligne.

«Nous essayons de faire des jeux vidéo sans les choses que nous n'aimons pas : la compétition, la violence gratuite, les règles strictes, les buts prédéfinis, les histoires en boîte. D'insuffler un côté auteur qui manque aux jeux commerciaux, expliquent les auteurs, dans une interview au blog We-make-money-not-art (2). Nous avons essayé de mettre au point des interactions qui invitent les avatars à jouer l'un avec l'autre. Nous avons sciemment supprimé toutes les manières de blesser ou d'emmerder un joueur. D'où l'absence de tchat.» Leur priorité, explorer des formes d'interaction innovantes et élégantes pour ceux que les jeux vidéo actuels rebutent, privilégier la poésie et l'émotion, simplifier les actions.

Dans la version 2, sortie au printemps dernier, les cerfs qui s'inscrivent jouissent désormais de pouvoirs magiques, celui de se métamorphoser en un autre animal du jeu (à condition de rester allongé sans bouger dans le cercle de champignons pendant cinq minutes), de modifier leur masque, l'apparence de leur fourrure... L'univers onirique est en constant développement, abreuvé sans cesse par les idées des joueurs qui fusent dans le forum.

(1) http://entropy8zuper.org (2) www.we-make-money-not-art.com /archives/008674.php, lire aussi le portrait de Régine Debatty, en page 13.

Pour aller plus loin :

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